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- Entretien avec Georges-Elia Sarfati -

Par Emmanuel Tresmontant

1/ Cher Georges-Elia Sarfati, vous êtes philosophe, linguiste, psychanalyste existentiel – vous êtes le traducteur en français des principaux textes de Viktor Frankl, le fondateur de la « logothérapie » – et professeur des universités... Quand on vous voit et que l’on vous écoute parler, on est immédiatement saisi par la douceur qui émane de votre personne (« la douceur est une force » disait mon père) et par la clarté de votre pensée.

Au début de votre carrière universitaire, en Israël, vous avez survécu à un attentat et connu le deuil, et il me semble ainsi que ceux qui nous lisent doivent avoir conscience du fait que vous n’êtes pas seulement un intellectuel, mais un homme qui a connu la tragédie, et que cela a évidemment façonné votre conception de la vie (un autre que vous, peut-être, aurait pu perdre la foi et sombrer dans le nihilisme). Cela étant dit, la meilleure façon de commencer notre entretien serait peut-être que vous nous disiez dans quelle condition vous avez été amenés à rencontrer Claude Tresmontant. Je crois que c’était à la Sorbonne, au début des années 1980 ? Quel était l’intitulé de son cours ? Quelle impression avez-vous ressentie lorsque vous avez entendu ce professeur hors du commun ?

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Georges-Elia Sarfati

GES : Hors du commun en effet. Je m’étais inscrit à la Sorbonne-Paris IV, après un cycle de classes préparatoires, interrompu par le service militaire, les étudiants en lettres, à l’époque, n’ayant pas la possibilité de prolonger leur sursis. À ce moment, je suivais un double cursus, étant déjà engagé dans des études de linguistique. Inscrit en licence de philosophie, j’avais opté pour un certificat de philosophie antique et médiévale, ainsi que pour deux autres certificats : l’un de sociologie, l’autre de philosophie des
sciences. Claude Tresmontant enseignait la philosophie médiévale, cours qu’il partageait avec sa collègue madame Genot-Bismuth, spécialiste pour sa part de la philosophie juive de la même période. Ce qui m’a d’emblée frappé, c’est que Claude Tresmontant n’était pas un professeur au sens seulement académique de ce terme, il incarnait une pensée en mouvement, passionnée d’exactitude, il était spontanément soucieux d’éveiller celles et ceux auxquels il s’adressait. Nous sentions que sa pensée ne connaissait pas le repos, et que son activité intellectuelle se prolongeait dans une œuvre écrite. Cela, je le savais, pour avoir lu déjà son Essai sur la pensée hébraïque qui m’avait intrigué par la rareté de sa tonalité, mais aussi par sa très grande précision. En ce sens, il n’était pas seulement un enseignant chargé de transmettre un savoir déjà constitué, mais un penseur original, qui renouvelait la tradition philosophique. Dans mon souvenir, plusieurs traits marquants agissent toujours. D’abord son style personnel : il ne s’asseyait jamais, demeurait debout pendant toute la durée du cours, faisant face à l’auditoire de l’amphithéâtre. Il
parlait d’une voix douce, mais distincte, tapotait d’un doigt sur sa pipe, et pendant de brefs silences portait un regard gentiment ironique sur l’assemblée. Son style intellectuel se caractérisait par une érudition encyclopédique : non seulement dans ses domaines de compétence officiels – la philosophie médiévale dont il était un grand spécialiste – mais aussi la tradition philosophique selon toutes ses ramifications depuis l’Antiquité, à quoi s’ajoutait la connaissance des langues que suppose ce domaine : le latin et le grec, mais aussi l’hébreu biblique, l’allemand, l’anglais, et l’espagnol. Je n’oublie pas non plus sa
patience, sa simplicité, et sa grande disponibilité. Il rencontrait souvent de l’adversité de la part de certains étudiants qui se destinaient aux concours de philosophie et qui l’interpellaient de façon assez dogmatique sur des points de son propos qui contredisaient Spinoza, Kant ou Heidegger. Il leur répondait toujours sans se départir de son calme, et citant dans le texte les auteurs favoris de ses détracteurs, pour leur indiquer où était la faille logique de leur raisonnement – s’ils consentaient toutefois à réfléchir par eux-mêmes et surtout à mettre en perspective ces classiques par rapport à l’état de nos connaissances
(celles de la fin du XXe siècle).

2/ Pouvez-vous nous rappeler quelle était l’ambiance idéologique de l’époque afin que nos lecteurs aient conscience du caractère déjà totalement « insolite » de la pensée de Claude Tresmontant ?

GES : Nous étions toujours dans l’après 68, et l’université de la Sorbonne était entièrement acquise – en tout cas en philosophie – à l’idéalisme allemand d’un côté, au positivisme logique de l’autre, et à l’empirisme individualiste en sociologie. En sorte que les enseignements de philosophie antique et médiévale étaient pris entre ces trois feux, portés à en diminuer l’importance et la signification. L’enseignement de Claude Tresmontant était foncièrement insolite, car il reposait sur l’esprit du comparatisme, une interdisciplinarité bien pensée, une belle culture scientifique, mais surtout un solide réalisme philosophique. Cela tranchait radicalement avec le gnosticisme des uns et le minimalisme des autres. Et je crois bien que dans son isolement même, il se riait de cette différence, conscient aussi de ce que ces pôles témoignaient inlassablement d’une crise de l’Université qui était le reflet exact d’une modernité déracinée. Il était un véritable humaniste perdu dans une termitière de spécialistes abscons et fiers de l’être.

3/ Mon père, qui ne jouait pas au mandarin, avait l’habitude de prendre des cafés avec certains de ses étudiants qui souhaitaient discuter avec lui en toute liberté. Vous avez même, je crois, été invité chez lui, rue Lhomond, près du Panthéon, où vous avez été le témoin de scènes étonnantes avec ma demi-sœur... Pouvez-vous nous raconter cette anecdote ?

GES : Pour les quelques étudiants chrétiens et juifs qui retrouvaient à son contact un climat spirituel qui leur était familier, le cours de Claude Tresmontant était une bouffée d’oxygène. J’ai très vite été vers lui, et il m’a très spontanément convié à le retrouver le mercredi en début d’après-midi au Café de la Sorbonne, situé à côté de l’ancienne librairie des PUF, qui faisait l’angle avec le boulevard Saint-Michel. Généralement, nous bavardions une heure de temps, juste avant son cours qui avait lieu de 15 heures à
17 heures. Je lui dois aussi d’avoir découvert le végétarisme, puisqu’un jour il m’a proposé de l’accompagner dans l’une des premières boutiques « bio » ; il était très en avance, son anticonformisme et son dédain de la société industrielle faisait de lui un représentant de ce que l’on appelle aujourd’hui la « sobriété volontaire ». Nous nous rencontrions donc semaine après semaine, toujours dans ce petit bar-tabac, à la terrasse, même en hiver sous les auvents, et je le questionnais sur toutes sortes de sujets, mais il est rare que ces mêmes sujets ne fussent pas déjà abordés pendant ses enseignements. C’est grâce à lui que j’ai approfondi ma compréhension de ce que je ressentais intuitivement sans pouvoir l’expliciter en termes discursifs, à savoir cette idée séminale de sa pensée selon laquelle le monothéisme hébraïque est un rationalisme intégral. Il faut dire que j’avais été élève de khâgne au lycée Lakanal et que pendant toute cette période j’ai dû subir l’antijudaïsme de principe distillé par les philosophies de Spinoza et de Hegel notamment, par des professeurs certes compétents dans leur domaine, mais qui répétaient eux-mêmes ce
qu’ils avaient entendu, sans rien connaître de la culture biblique... Ce n’était pas le cas de Claude Tresmontant, qui dans le contexte de l’enseignement public supérieur à cette époque, devait être l’un des très rares spécialistes et penseur dans ce champ immense. Puis il y eut une modification dans notre mode de rencontre ; il m’invita en effet chez lui, rue Lhomond, et me fit entrer dans son bureau. Les murs étaient couverts de portraits photographiques géants : Bergson, Teilhard de Chardin, Einstein. Un jour, en ma présence, non sans malice, il appela votre demi-sœur : « Tatiana, Tatiana ! ». La petite fille entra, il lui tendit un volume de la Bible hébraïque, en disant : « Tatiana, lis donc le début de Bereshit à Monsieur Sarfati ». Et l’enfant prit le livre sur ses genoux, l’ouvrit à la première page, et lut d’un trait les premiers versets de la Genèse : « Bereshit bara elohim éte hachamayim vé éte haarets vé kol tsévaam... » C’était très impressionnant puisque, moi-même issu d’une famille juive, je n’avais pas alors acquis à 22 ans la
compétence de lecture de cette enfant de 8 ans. Puis nous avons repris notre conversation, là où nous l’avions laissée avant le cours de 15 heures...

4/ Vous êtes en train de lire Le Problème de la Révélation, publié au début des années 1970, entre deux autres ouvrages majeurs qui se suivent et qui sont un point de jonction entre la philosophie et la théologie : Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu et Le Problème de l’athéisme. Le mot « problème » dans un titre fait hurler les éditeurs d’aujourd’hui, alors qu’il est le signe d’une invitation à philosopher ensemble... Que vous inspire la lecture de ce livre épuisé que l’on ne trouve plus que chez certains bouquinistes ?

GES : C’est un très grand livre, qui porte une fois de plus la marque d’une réflexion appuyée sur une rigueur à toute épreuve. Permettez-moi un petit détour pour mieux situer ce livre. L’œuvre de Claude Tresmontant est avec celle d’Henri Bergson et de Louis Lavelle, l’une des plus exigeantes qui soit. Selon moi, elle est l’aboutissement de la grande école du spiritualisme réaliste français, bien qu’elle soit pure de tout lien avec le monisme. Son originalité particulière vient sans doute de son enracinement liminaire dans la pensée hébraïque, éclairée par la compréhension proprement géniale que ce qui s’y joue de la communication d’une nouvelle information créatrice. Aussi, je crois légitime de distinguer dans cette œuvre très ramifiée plusieurs branches qui se font écho : d’abord, bien entendu l’effort unique et incomparable pour exprimer en langage philosophique l’apport de l’hébraïsme – qu’il ne faut confondre ni avec le judaïsme, ni avec le christianisme, mais dont l’un et l’autre procèdent. Au départ donc, un
premier fondement, posé par les premiers travaux : l’Essai sur la pensée hébraïque et l’Essai sur la connaissance de Dieu. Ensuite, il faut considérer les développements : l’ensemble des études érudites consacrées à l’empan de la philosophie chrétienne et ses problèmes. De ce point de vue, Claude Tresmontant a démenti Bréhier, le grand historien de la philosophie, qui déniait au christianisme la dignité de philosophie, ce qui témoigne d’un préjugé encore très courant, et qui se résume en gros à une sorte de slogan : « la Bible ne pense pas ». À côté de ces travaux spécifiques se trouve une autre branche de la recherche, les livres d’exégèse philosophique : sur Maurice Blondel, sur Pierre Teilhard de Chardin, ainsi que l’édition savante de la correspondance du premier avec le Père Laberthonnière. Claude Tresmontant prolonge l’inspiration thomiste, et participe du renouveau de la théologie spéculative. Par la suite, il faut encore compter avec les grands livres qui constituent des tentatives pour traiter des grands
problèmes : en les reprenant à la racine, le plus souvent pour frayer une voie à la véritable pédagogie, hélas trop délaissée par les institutions : l’immense effort pour rendre compte de la légalité de la métaphysique, dans le sillage de Bergson. C’est dans cette catégorie d’ouvrages que se trouve Le Problème de la révélation. Comme vous le dîtes vous-même, le terme même de « problème » signale qu’il s’agit de problématiser une notion mal comprise, et de lui conférer un statut philosophique consistant. Il en va de même de deux autres études majeures : Le Problème de l’âme, et Le Problème de l’athéisme. « Révélation », « âme », « athéisme », autant de thématiques inaccessibles et inaudibles pour la majorité de nos contemporains, pour lesquels le questionnement métaphysique est tout simplement dénué de pertinence, pour ne pas dire de signification. Dans le même ordre d’idées, je compte également au nombre des grandes contributions philosophiques les véritables traités également consacrées à la question de Dieu. Une même perspective est au travail, une même vision et une même méthode démonstrative, qui n’élude aucun maillon d’un raisonnement destiné à démontrer que loin de confirmer la posture kantienne, la raison humaine peut au contraire traiter des grandes questions métaphysiques sans s’enferrer dans les antinomies de la raison, ni céder à l’illusion transcendantale... Comme le savent les lecteurs de Claude Tresmontant, après son départ des éditions du Seuil, il a poursuivi et publié son œuvre grâce au soutien indéfectible du Père François-Xavier de Guibert. À partir du début des années 80 du vingtième siècle, c’est une nouvelle moisson, égale en force et en nouveauté à tout ce que je viens d’évoquer. Sa pensée va encore s’épanouir dans ce qui est l’aboutissement logique de l’impulsion liminaire, à savoir la démonstration de l’ancrage de l’enseignement de Jésus dans le monothéisme hébraïque et juif du Ier siècle (avec Le Christ hébreu), aussitôt suivi de la traduction des Évangiles, ainsi que d’une étude sur l’Apocalypse de Jean. Sa traduction au demeurant des plus originales est novatrice, puisque Claude Tresmontant s’affirme comme linguiste et savant, en faisant valoir un point de vue qu’il n’était pas le seul à défendre : il supposait que sous le texte grec vit un substrat hébreu et araméen, perdu depuis longtemps, mais qui témoigne du socle originel de la prédication, ce qui confère sa spécificité au grec des évangiles. Enfin, il me faut aussi faire mention des études thématiques que votre père a données,
toujours aux éditions F.-X. de Guibert, dans la collection des « Cahiers de métaphysique et de théologie ». Ces études très ciselées sont des chefs-d’œuvre de pédagogie, il y reformule dans une langue claire les résultats de ses grands travaux. Mais un élément de nouveauté s’y fait jour : dans ces textes brefs – ce sont de courts essais d’une centaine de pages –, plus que jamais il s’adresse au lecteur, le guidant pas à pas en lui offrant, avec le raisonnement, les indispensables références culturelles qui le sous-tendent. Ceci posé, laissons donc hurler les éditeurs timorés que la réimpression de ces textes effraie a priori... Le Problème de la Révélation m’inspire une réelle admiration intellectuelle, puisque Claude Tresmontant a dégagé une perspective philosophique susceptible de faire réfléchir son lecteur très au-delà de ce qu’un auteur est en droit d’attendre de celui-ci. Il parvient, tout comme dans ses autres grands textes, à introduire de la rationalité dans des domaines où le sens commun tend à ne voir que fantaisie, croyance par définition indémontrable et irrationalité. La perspective adoptée consiste à solliciter le texte biblique en prenant au sérieux ses contenus spéculatifs, ce qui n’est pas d’usage dans une tradition philosophique clivante, habituée à rejeter sous le mot de « religion » ce qui ne procède pas exclusivement de la souche grecque. Dans la droite ligne de ses premiers travaux, Claude Tresmontant explicite la signification et la portée du phénomène prophétique. La Bible témoigne de trois formes de communication : la communication par Dieu d’une information initiale qui est à la source de la Création, puis une information seconde qui s’adresse à l’intelligence humaine, à partir du peuple hébreu. Par voie de conséquence, il fait également apparaître la signification même d’Israël, qualifié par lui de « zone germinale de l’humanité » dans laquelle apparaît un nouveau message, destiné à augurer d’une humanité renouvelée, capable de vivre par l’esprit. C’est en substance ainsi que Claude Tresmontant explique la raison d’être de la Torah – mot hébreu qui désigne l’instruction. Le problème de la Révélation fait apparaître que si le processus de la Création met en œuvre des lois naturelles, celui de la Révélation met en œuvre des lois spirituelles, adéquates aux premières, puisqu’elles en explicitent la « normative » (ce qui est tout autre chose qu’une normativité arbitraire).

5/ À titre personnel, quelle dette estimez-vous avoir vis-à-vis de Claude Tresmontant ?

GES : C’est à son enseignement que je dois de m’être sérieusement intéressé à la Bible hébraïque, ainsi qu’à la tradition du judaïsme talmudique. Cet enseignement coïncida avec les enseignements de maîtres juifs : Emmanuel Lévinas, mais aussi Léon Ashkénazi, ainsi que mes premiers séjours d’étude à l’université de Jérusalem, où je suivais les enseignements de Daniel Epstein, André Neher. Claude Tresmontant m’incita à me questionner, à me situer, à prendre conscience de ce qui allait décider de mes choix ultérieurs : le fait de m’établir en Israël, à partir de 1993 notamment, de chercher à comprendre le mystère d’Israël, y compris dans la perspective du christianisme, mais aussi de l’islam, ce qui a également induit une tension féconde, dénuée de conflictualité avec les adeptes de ces deux monothéismes. Sur le fond, je lui dois de m’être orienté dans les études bibliques, de manière complémentaire à mes travaux de linguistique, puis rabbiniques, avec le même esprit philosophique, fort en quelque sorte de ce principe liminaire : le monothéisme hébraïque est un rationalisme intégral. Il faut ici rappeler les implications de cette proposition. Elle veut d’abord dire que le monothéisme – et je crois que la perspective vaut pour tous les monothéismes – couvre l’entier des exigences de la pensée. À l’instar des autres formes de pensée – le monisme de la substance (hindou), ou le panthéisme (grec) – la pensée hébraïque comporte une ontologie, une cosmologie, une anthropologie, une théorie de la connaissance, une philosophie de l’histoire et une sotériologie. La distinction de ces principaux niveaux de compréhension est constamment remise sur le métier, elle trouve par exemple une forme déjà très achevée dans les Études de métaphysique biblique. De plus, cette perspective souffre la confrontation avec les sciences, et appelle toutes les exigences d’une curiosité intellectuelle qui s’épanouit pleinement dans la comparaison des systèmes de pensée, mais aussi dans leur mise à l’épreuve rationnelle. De ce point de vue l’ouvrage intitulé Les Métaphysiques principales constitue un aboutissement majeur de la
pensée de votre père. Ce livre devrait figurer au titre de propédeutique dans les enseignements de philosophie, mais aussi dans tous les cursus d’études supérieures. Je suis même certain que les grandes distinctions qui s’y trouvent pourraient être honnêtement exposées aux élèves des collèges. Au même titre que l’Apologie de Socrate, si les buts de l’éducation nationale coïncidaient avec l’ambition de former les esprits...

6/ Comment expliquez-vous que son œuvre soit à ce point oubliée aujourd’hui ?

GES : C’est une œuvre qui a toujours été à contre-courant, elle est dénuée de complaisance, et Claude Tresmontant n’était pas homme de compromis. Il avait raison ! Le radicalisme philosophique dont témoigne sa pensée dépasse les capacités d’entendement d’une époque marquée par le scientisme et l’économisme, orgueilleuse et bornée. Les mentalités ont été proprement endoctrinées par la vulgate positiviste, la métaphysique tournée en dérision, ou bien reléguée dans le domaine des « goûts et des couleurs » qui, comme chacun le sait, « ne se discutent pas », parce qu’ils relèvent de la préférence individuelle, sans lien avec la confrontation des intelligences. Mais comme nous le savons aussi, la vérité n’est pas une question de nombre. Une seule personne peut avoir raison contre une multitude : n’était-ce pas déjà le lot des prophètes ? Le fait d’occuper une position minoritaire a toujours été le propre du philosophe, par définition en rupture avec la doxa.

Il s’agit d’une œuvre qui se déploie en apportant à chaque étape de son développement la preuve de ses arguments. Œuvre de métaphysicien certes, mais qui écarte justement l’idée banale selon laquelle la métaphysique procède de la seule affirmation subjective. Tout au contraire, l’intelligence métaphysique se fonde sur la connaissance du réel expérimenté, et c’est la raison pour laquelle cette définition exclut par principe le relativisme, et les alibis sophistiques. Il suffit de méditer les Psaumes pour se rendre compte de la fraîcheur génuine d’une inspiration supérieure, au travail dans la pensée biblique, à partir de laquelle Claude Tresmontant a su discerner l’essentiel. Pour autant, il n’est pas certain que son œuvre soit complètement oubliée, puisque celle-ci rencontre toujours ses lecteurs. Il incombe aux contemporains auxquels elle ne cesse de parler et de s’adresser de mieux la faire connaître, et de la transmettre comme une source de questionnement et d’éveil. C’est ce qu’à ma modeste échelle j’ai tenté de faire, en lui consacrant un séminaire dans le cadre de l’Institut Élie Wiesel.

7/ Le Grand Rabbin Jacob Kaplan (1895-1994) considérait Claude Tresmontant comme un « Juste parmi les

Nations ». Vous-même m’avez dit un jour qu’il y avait chez lui une certaine forme de « sainteté » : pouvez-
vous préciser ce point ?

GES : Je crois comprendre les paroles du Grand Rabbin Jacob Kaplan, par référence à un enseignement de la tradition juive. Selon cet enseignement, le monde repose sur l’existence de trente-six Justes cachés, dont l’action, qu’elle soit pratique ou spirituelle, permet de maintenir un équilibre salutaire. Un autre enseignement, celui-ci plus classique, puisqu’il se trouve dans un traité du Talmud (les Pirké Avot ou Maximes des Pères), dit que le monde repose sur trois piliers : la justice, l’étude de la Torah et le culte.
Jacob Kaplan disait encore que votre père avait une connaissance intime de l’hébreu, et lorsque nous lisons ses explications philologiques nous sommes toujours frappés par la justesse et l’à-propos de ses vues. La sainteté est au-dessus de la justice, elle témoigne aussi d’une participation, d’une proximité avec le Créateur : « la différence se voit » disait Claude Tresmontant, en évoquant la condition des saints, hommes ou femmes. Eh bien, cela se voyait sur son visage et s’entendait dans les inflexions de sa voix. Depuis sa découverte de la Bible, il n’est pas douteux que tout en étant pleinement de ce monde, votre père vivait en dialogue avec Dieu : l’ampleur et la cohérence de son œuvre se comprennent ainsi.

8/ Claude Tresmontant est un philosophe chrétien nourri de Bible hébraïque et qui a passé sa vie à étudier l’hébreu. Pourquoi son œuvre n’est-elle pas davantage connue en Israël selon vous ?

GES : Pour des raisons d’abord linguistiques, puisqu’à ma connaissance ses livres ne sont pas traduits en hébreu. Néanmoins, Claude Tresmontant est bien connu chez nombre de lecteurs francophones, qui ont été ou pas ses étudiants, et qui lui portent une grande estime.

9/ Georges-Elia Sarfati, permettez-moi une question un peu directe : pour autant que je sache, vous n’êtes pas chrétien vous-même. Quand vous lisez les Évangiles traduits par Claude Tresmontant, du grec à l’hébreu, et de l’hébreu au français, avez-vous néanmoins la conviction, pour ne pas dire la emounah (certitude de la vérité en hébreu) que Ieschoua est bel et bien le dernier prophète d’Israël ?

GES : Claude Tresmontant a établi, à la suite de chercheurs qui ont été des pionniers en ce domaine, l’inscription indubitable de Yeoshua dans la tradition rabbinique du Ier siècle. Il a été précédé de peu par les historiens et les philologues de l’école de critique biblique israélienne : Joseph Klausner (Jésus de Nazareth), mais aussi David Flusser (Jésus ; Les sources juives du christianisme), qui ont restitué les filiations intellectuelles qui rattachent Yeoshua à l’école pharisienne. Plus récemment, d’autres travaux ont confirmé ces vues, je pense à ceux de David Boyarin (Le Christ juif) et d’Israël Knohl (L’Autre Messie). Yeoshua s’inscrit dans la tradition des prophètes d’Israël, mais en même temps il introduit une coupure, ainsi qu’une bifurcation dans cette même tradition qui – par sa vocation d’universalité même – appelait une ouverture aux autres nations. À l’instar des prophètes d’Israël, Yeoshua appelle à la conversion du cœur, mais il est aussi en rupture avec ses prédécesseurs qui tous, sans exception, prophétisent le Retour d’Israël sur sa terre, à des fins eschatologiques. Retour non pas seulement spirituel (« Revenez, revenez », dit Isaïe), mais également retour des exils successifs. Ce que le sionisme accomplit au XXe siècle après deux millénaires de dispersion et de persécutions, hélas tendanciellement imputables à ce que Jules Isaac a appelé « l’enseignement du mépris » propagé par l’Église à l’endroit de l’Israël historique. Mais dans l’œuvre de Claude Tresmontant, rien de tel n’apparaît, tout au contraire. Son mode
de raisonnement est celui d’un authentique judéo-chrétien, et de ce point de vue il avait des années d’avance sur les résolutions du concile Vatican II.

10/ Mon père pensait, à la suite de saint Paul, que la résistance du peuple juif à la révélation chrétienne était surnaturelle et providentielle, au sens où la mission du peuple juif est depuis toujours de conserver et de perpétuer ce trésor de la Torah : partagez-vous ce point de vue ?

GES : Cette résistance est une fidélité, bien davantage qu’un entêtement comme on l’entend encore trop souvent. Fidélité précisément à la première Révélation, qui fait du peuple d’Israël le dépositaire d’une instruction qui appelle non pas un abandon de sa part, mais une compréhension renouvelée. Il existe une asymétrie entre judaïsme et christianisme, dans la mesure où le christianisme se soutient de son enracinement dans la primogéniture d’Israël. La prédication chrétienne, notamment paulinienne, vérifie la loi d’entropie : le passage du judaïsme au christianisme suppose certes la communauté de l’hébraïsme, mais impose au legs du judaïsme une modification de nature qui est à la fois une sélection de son information et une généralisation de ses principaux enseignements, notamment celui de l’amour du prochain (Deutéronome 18, 19). L’histoire a montré combien pouvait être délétère la volonté de conversion d’Israël à une reformulation de son propre message : source de malheur pour les uns, et de
dévoiement pour les autres. Dans certains de ses écrits, Claude Tresmontant juge sévèrement certains « princes de l’Église », mais aussi nombre de chrétiens très éloignés ou superficiels. En effet, la condition d’Israël parmi les nations a été un test de moralité pour ces derniers, ce qui a sans doute conduit une partie de la chrétienté à faire son aggiornamento.
En regard de la Trinité chrétienne, il existe une permanence du message hébraïque, qui se soutient de la Trinité d’Israël. Celle-ci consiste dans le lien insécable entre le Peuple d’Israël, la Torah d’Israël et la Terre d’Israël, ainsi que l’a exprimé Yehudah Halévi, dans son traité classique : Sefer Kuzari, qui fixe les grandes lignes de la théologie et de la philosophie de l’histoire du judaïsme. La résistance du judaïsme est aussi la reconduction d’une posture de vigilance : la Torah ne se réduit pas au Texte biblique, elle
comporte une immense bibliothèque qui en constitue la clef, que l’on appelle la « loi orale » (thora shé bé al péh). La perspective de l’union sans confusion de l’être humain créé avec l’Unique incréé est une découverte de l’hébraïsme et du judaïsme, en sorte qu’Israël connaît déjà la voie qui est la sienne. C’est pourquoi s’il peut y avoir consécution entre le judaïsme et le christianisme, il ne peut y avoir substitution, ni dépassement, selon les termes de la théologie scolastique. L’universalité d’Israël appelle sans doute
l’universalisme chrétien, aussi bien que musulman, mais ces derniers gagnent à méditer la signification de la singulière universalité dont ils procèdent, chacun à sa manière, autrement nous risquons l’indifférenciation, qui conduit à l’aplanissement de toute singularité, et sur le plan culturel a minima ce que l’anthropologue Robert Jaulin appelle un ethnocide. Que serait une humanité oublieuse de ses sources hébraïques et juives, et une chrétienté déracinée ? Les différences sont paradoxalement la garantie du dialogue authentique, et surtout le gage même de l’effort continu qui consiste à témoigner ensemble d’une sagesse commune. Nous vivons dans un monde commun, sa rédemption dépend de nous tous, bien au- delà des rencontres par trop convenues ou limitées du « dialogue interreligieux » !

11/ Votre conseil de lecture pour quelqu’un qui n’aurait encore jamais lu un livre de Claude Tresmontant ?

GES : Il est difficile de donner le moindre conseil, surtout dans le cas d’une œuvre aussi riche, aussi stratifiée, aussi exigeante, complète et audacieuse. Mais je pense qu’un lecteur qui souhaite s’initier à sa pensée peut aisément commencer par ses premières études, qui contiennent en germe toute l’œuvre ultérieure. J’ai déjà mentionné l’Essai sur la pensée hébraïque, à mon sens indépassé, mais une autre entrée possible demeure l’Essai sur la connaissance de Dieu. Une autre manière d’aborder sa pensée de Claude Tresmontant consisterait à commencer par ses derniers textes, qui sont des chefs-d’œuvre de pédagogie, je pense notamment à L’Activité métaphysique de l’intelligence et la théologie, texte qui compte au nombre de la dizaine de présentations brèves publiées à la fin de sa vie. Enfin, une autre façon de prendre connaissance non seulement des grandes orientations de sa pensée, mais également de ses préoccupation d’homme et de citoyen consisterait à lire les articles d’une très grande clarté, naguère parus dans La Voix du Nord, et repris en volume sous le titre : Problèmes de notre temps. Dans ces textes qui s’adressent au grand public, l’on retrouve le penseur courageux et lucide qu’il était, autant que le pédagogue hors pair.

Bio-bibliographie :

Georges-Elia Sarfati, né à Tunis en 1957. Études en France (Paris) et en Israël (Jérusalem). Docteur en études hébraïques (Université de Strasbourg), Diplômé de l’Institut d’études juives et rabbiniques Salomon Schechter (Jérusalem), Docteur habilité à la direction de recherche (Sorbonne-Paris IV), Docteur en linguistique (EHESS,

Paris), Diplômé d’études approfondies en philosophie (Paris X-Nanterre). Professeur des universités : Sorbonne-
Paris III (1985-1990), Université de Guadalajara (Mexique, 1990-1991), Université de Tel-Aviv (1993-2001),

Université d’Emory (Atlanta, USA, 1999) ; École Biblique et archéologique de Jérusalem (1997-2000) ; directeur
de recherche associé à l’université de la Sorbonne-Paris IV (2004-2010) ; Université Blaise Pascal/Clermont-

Auvergne (2001-2008). Co-fondateur du Réseau d’étude des discours institutionnels et politiques (R2Dip).
Fondateur et directeur scientifique de l’École française d’analyse et de thérapie existentielles (www.efrate.org).
Chargé d’enseignement en psycho-traumatologie à la Faculté de médecine de Paris-Sorbonne Paris V. Professeur
d’études bibliques et de pensée juive à l’Institut universitaire Élie Wiesel (Paris). Fondateur de l’Université
populaire de Jérusalem. Auteur, entre autres ouvrages de : Discours ordinaire et identité juive ; Le Vatican et la
Shoah
; L’Histoire à l’œuvre : Trois études sur Emanuel Lévinas ; La tradition éthique du judaïsme. Introduction
au Musar
; Manuel d’analyse existentielle et de logothérapie ; Éléments d’analyse du discours ; Introduction aux
grandes théories linguistiques
; Six leçons sur le sens commun. Esquisse d’une théorie du discours. Traductions
(sélection) : V. Frankl : Le Dieu inconscient, psychothérapie et religion ; Le Thérapeute et le soin de l’âme ; Rabbi
Israël Lipkin de Salant : Ohr Israel/La lumière d’Israël ; Rabbi Itsak Blaser. Traités. Textes du Musar II ; M.D.
Cassutto : L’Hypothèse documentaire et la composition du Pentateuque. Publications en poésie : Le Gramophone
d’Ingres
; L’Heure liguée (Prix Louise Labé, 2002) ; Tessiture ; De cendre et d’oubli ; Introduction au mal de
Moebius.

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