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- Les Problèmes de l'athéisme (1972) -
Recension

Par Jérémy Pichon

Introduction

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On se souvient de son ouvrage de 1966, Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu, où Tresmontant prenait acte d’une intelligence créatrice à l’œuvre dans l’univers organisé dans lequel nous vivons.

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L’athéisme devenait ainsi une doctrine caduque et sans réelle consistance philosophique. Tresmontant a jugé bon de revenir sur cet aspect en procédant à une analyse métaphysique de fond sur l’athéisme ; c’est l’occasion pour lui d’en exposer le caractère propre avec ses grandes lignes directrices, tout en suivant son évolution en tant que système, en vue d’en percer à jour les raisons profondes.

La question du matérialisme

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Tresmontant prend au sérieux la doctrine athée en examinant pas à pas ses principes fondamentaux. Le premier principe est celui de la matière. La doctrine athée postule en effet que la matière est le premier être, le seul être, et que cet être ne reçoit aucune information provenant d’une source extérieure comme « Dieu ».

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La question première que s’autorise à poser Tresmontant par rapport à ce système métaphysique se décline de la façon suivante : « Si la matière est le premier être, si elle est le seul être, si elle ne reçoit aucune information, et si elle est purement matière, comment comprendre que, seule, elle ait été capable de produire des êtres vivants, des êtres pourvus de psychisme, de conscience et d'intelligence ? Si l'on ne veut pas d'une intelligence au début, comme principe d'organisation, que fait-on lorsqu'on la trouve à la fin, comme existence effective dans le monde ? » (p. 45)

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Sans perdre de vue cette question tout au long de son analyse, Tresmontant invite son lecteur à comprendre l’histoire du matérialisme en revenant sur ses premières apparitions ; dans l’ordre, on peut donc dire qu’il commence en tant que système, avec les atomistes grecs avant de passer dans la philosophie du stoïcisme (inspirés de Héraclite et de son éternel retour : Un = Multiple = Un, etc.).

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L’originalité dans la position de Tresmontant consiste à ne pas se contenter d’être historien de la pensée ; il reprend les systèmes et essaie de discuter avec eux leur propre concept, leur propre schéma. C’est pourquoi Tresmontant s’appuie souvent sur Bergson avec sa célèbre analyse sur le concept de néant pour entrer en discussion avec les schémas matérialistes athées : « Bergson dans son analyse de néant absolu montre que cette idée est une pseudo-idée, qui en réalité n'est pas pensée par nous. De même, il n'y a pas à se demander pourquoi il y a de l'ordre plutôt que du désordre, car cette question présuppose qu'il pourrait y avoir un désordre absolu, un chaos, et l'idée de désordre absolu, comme l'idée de néant absolu, est une pseudo-idée qui ne correspond à aucune pensée. » (p. 110)

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Le plus intéressant, dans sa reprographie de la pensée matérialiste, reste son arrêt sur les philosophes et penseurs du XVIIIe siècle ; on a tendance à les étudier sur le plan littéraire et si on les étudie sur le plan philosophique comme Rousseau ou Diderot, ce n’est que pour aborder certains points au sujet de la philosophie politique. L’originalité dans la démarche de Tresmontant va être d’évaluer leur conception métaphysique de l’Univers, laquelle sous-tend toute leur conception de l’homme.

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Tresmontant reprend d’ailleurs une citation de Voltaire, à l’article « athée » de l’Encyclopédie : « Il y a moins d'athées aujourd'hui que jamais, depuis que les philosophes ont reconnu qu'il n'y a aucun être végétant sans germe, aucun germe sans dessein, etc., et que le blé ne vient point de pourriture. » (p. 105)

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C’est en effet un point que Voltaire a vu et qui explique, en partie, son propre déisme. En regardant de plus près, on s’aperçoit que la plupart des philosophes des Lumières, s’ils sont antireligieux, n’en demeurent pas moins imprégnés de postulats métaphysiques, souvent inscrits dans le déisme, doctrine selon laquelle il existerait un Dieu horloger, éloigné des réalités humaines, sans Providence. En somme, un « Dieu des philosophes ».

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Cependant, Tresmontant va plus loin, par exemple en s’arrêtant longuement sur le système métaphysique athée de Diderot qui finit par diviniser l'Univers en une forme de panthéisme.

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Même finalité dans la métaphysique du baron d’Holbach qui « estime qu'il faut attribuer à la matière ce caractère ontologique que les théologiens attribuent à leur dieu fictif. » (p. 109) Détail significatif, Tresmontant remarque au passage que le baron n’adhère pas à la théorie du « hasard », – « Le hasard est un mot vide de sens » se défend-il, ou encore « Je ne sais si le hasard pourrait seulement venir à bout même d'une seule ligne » –, et lui substitue à la place « nécessaire » (p. 120) Le baron d’Holbach évoque des « lois certaines et nécessaires », exactement comme Descartes, note Tresmontant au passage, mais si dernier les attribue à Dieu, d'Holbach les attribue à la nature. » (p. 122)

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Ce qui est très important ici, pour nous, c’est que le baron d’Holbach, tout athée qu’il soit, en arrive à la conclusion suivant laquelle « c'est la nature qui est Dieu » (p. 129) et Tresmontant de commenter à son tour : « Il a en horreur le dieu que les théologiens lui représentent : un tyran, un despote capricieux et sanguinaire, un monstre d'injustice et de barbarie […] [Mais le Dieu d'Holbach] ce n'est plus un dieu mâle et castrateur. C'est une divinité femelle et étouffante. » (p. 130)

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Dans le fond, cet arrêt à la métaphysique des Lumières a permis à Tresmontant d’expliquer en amont l’anthropologie de la Révolution et de mettre à nu toute sa conception de l’homme et de l’Univers :

« L'Encyclopédie [a] joué un grand rôle dans la genèse de la Révolution française. Lorsqu'on examine les choses au fond, c'est-à-dire les doctrines, on constate que rien n'est plus conservateur que la philosophie du baron d'Holbach, à cause précisément de sa doctrine du déterminisme absolu. S'il existe une philosophie de l'ordre établi, qu'il n'est pas possible de modifier, une philosophie qui nie la nouveauté, l'innovation, au nom des lois éternelles de la nature, c'est bien celle de Spinoza. D'Holbach a transposé la philosophie de Spinoza sur le registre matérialiste. Le déterminisme absolu de la nature subsiste, plus que jamais. C'est une nécessité de fer, à laquelle il faut savoir se résigner. Or, faire la révolution, c'est modifier un ordre établi, c'est le renverser, et créer un ordre nouveau. […] C'est professer que l'homme est créateur, créateur de l'histoire à venir. C'est le contraire du déterminisme. […] L'affirmation du déterminisme absolu était contraire à la doctrine de l'Église. Or l'Église était l’infâme qu'il fallait abattre. […] En réalité, le matérialisme athée est une philosophie essentiellement réactionnaire […] sous sa forme fixiste et déterministe, puisqu'il professe un mécanisme universel dans lequel l'homme ne peut pas créer d'information. L'homme n'est plus qu'un rouage dans la machine qui est la nature. » (p. 130/131)

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Dans le même sens, le lecteur comprend ainsi que « Le matérialisme athée est par essence une philosophie désespérée, puisque dans sa perspective, la seule espérance de l'homme, finalement, c'est le néant. Or supprimer l'espérance à l'homme est essentiellement réactionnaire. Cela ne conduit pas à une action révolutionnaire qui est une action créatrice. Faire la révolution implique une espérance, et une espérance sans limites. » (p. 131)

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Le matérialisme et ses contradictions

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Tresmontant poursuit son analyse et vérifie que la théorie révolutionnaire, inspirée des Lumières, est en réalité une doctrine dogmatique, particulièrement parmi les continuateurs de la Révolution. Dès lors, si le matérialisme repose essentiellement sur l’idée selon laquelle la nature est la seule réalité (p. 160), à l’envers, « Engels appelle « idéalisme » la doctrine selon laquelle le monde est créé, c'est-à-dire le monothéisme, et il appelle « matérialiste » la philosophie qui professe que la nature n'est pas créée. Or, Fichte, le maître de l'idéalisme absolu, repousse avec horreur l'idée juive de création, au nom de l'idéalisme. » (p. 163)

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De telles contradictions accentuent le caractère ambivalent de la doctrine matérialiste, il va s’agir désormais pour Tresmontant de démêler le vrai du faux au sein même de ce système métaphysique. On retrouve encore une fois l’audace du métaphysicien Tresmontant qui n’hésite pas à examiner avec sérieux la métaphysique de Marx et d’Engels, deux penseurs habituellement associés à l’économie politique via le marxisme, deux penseurs « révolutionnaires ». Pour Tresmontant, « Le matérialisme moderne et scientifique, celui de Marx et de Engels, s'applique à dégager les lois objectives du développement de l'histoire humaine, tout comme le naturalisme, s'efforce de dégager les lois objectives du développement de l'histoire naturelle. » (p. 168) Le lecteur apprend que Engels se range du côté d'Héraclite : « Si [la nature] est en régime de transformation, ces transformations éternelles sont cycliques. La nature se meut en un cycle éternel. » (p. 171) et Tresmontant n’hésite pas à qualifier le système de Marx et d’Engels d’« athéisme dogmatique » (p. 171).

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Sans s’arrêter à la métaphysique du marxisme qui rejoint dogmatiquement les thèses du matérialisme, Tresmontant revient sur le monisme de Haeckel, lequel « attribue aux principes physiques de la conservation de la matière et de la conservation de l'énergie une importance métaphysique fondamentale. Ces principes de la physique, établis en laboratoire, dans des conditions précises, Haeckel les étend sans hésiter à l'Univers entier. Il en fait une loi ontologique. » (p. 200)

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Haeckel intéresse davantage Tresmontant dans la mesure où le biologiste allemand tire les dernières conséquences de la doctrine matérialiste athée, réduite à postuler une conservation de la matière. Au passage, Tresmontant alerte son lecteur en signalant que « Si même le principe de conservation de la matière et de l'énergie s'applique à l'Univers, cela ne prouve pas du tout la vérité du monisme métaphysique. » (p. 203)

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En métaphysicien pédagogue, Tresmontant rappelle que « Le premier principe de la thermodynamique, on le sait, c'est le principe de la conservation de l'énergie. Dans les machines thermiques, dans les machines à vapeur en particules, il y a création continue de travail mécanique, aux dépens du combustible qui fournit de la chaleur à la machine. » (p. 207)

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Mais qu’en est-il du second principe de thermodynamique de Carnot qui enregistre le phénomène d’entropie ? Aux yeux de Haeckel, ce principe doit être « sacrifié » pour préserver le premier principe et, surtout, le système moniste de conservation de l’univers tout entier.

Encore une fois, nous sommes en plein dogmatisme. Tresmontant le sait et le dit avec une pointe d’humour en recourant à Schopenhauer pour qui « Le panthéisme n'est qu'un athéisme poli » (p. 219).

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La métaphysique athée aujourd’hui

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L’exemple de Haeckel reste emblématique de cette conception de l’univers à tout le moins discordante sur le plan logique : « Si l'Univers est construit de telle sorte qu'il soit en train de s'user d'une manière irréversible, et si la quantité d'énergie disponible est limitée, alors il a forcément eu un commencement, car s'il n'avait pas eu de commencement, il serait déjà usé, depuis une éternité. » (p. 211) ; fort de cet état de fait, Tresmontant en arrive à poser que « Le panthéisme comme l'athéisme sont deux formes du monisme. » (p. 219)

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Si Haeckel a été un passage important de son analyse, c’est parce que Tresmontant sait parfaitement que le monisme demeure la théorie dominante dans la métaphysique moderne. Tresmontant demeure un lecteur attentif des théories astrophysiques ; il n’hésite pas à renvoyer dans cet essai au mathématicien et cosmologiste, Hermann Bondi, à l’astrophysicien et cosmologiste, Thomas Gold, puis à l’astronome Fred Hoyle, lesquels admettaient tous à l’unanimité que de l'énergie nouvelle est constamment créée, pour compenser l'usure de l'énergie dégradée. (p. 211)

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Tresmontant propose une réfutation à cette théorie sur laquelle ces scientifiques sont revenus. Cette réfutation repose essentiellement sur l’univers en expansion ; à l’appui de l’astronome français Paul Couderc (L’architecture de l’Univers), Tresmontant comprend que la théorie astrophysique de l'idéal stationnaire s’effondre devant l'Univers expansion. La croissance de l’information se joint donc à la croissance de l’entropie ; un constat s’impose alors : « Le devenir a donc deux sens : il existe un devenir irréversible de dégradation et il existe un devenir non moins irréversible de composition ». (p. 217)

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« Si le monde est incréé, s'il n'y a pas de dieu, alors il est un processus éternel, cyclique, inépuisable. Mais si l'expérience nous enseigne que le monde n'est pas un processus éternel, cyclique, inépuisable, que fera-t-on ? » (p. 229)

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S’engage ensuite une discussion métaphysique de tout premier ordre et qui porte sur le sens de cette croissance d’information que tout le monde conçoit dès lors. On retrouve la thèse du « hasard » évoquée plus haut pour expliquer cette croissance. Tresmontant objecte avec ironie qu’« On veut nous faire croire que l'entropie explique la croissance de l'information. » (p. 267)

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Il y a bien contradiction. De fait, « Aucun hasard même prodigieux ne peut permettre de comprendre que des milliards de milliards d'atomes arrangés entre eux donnent un psychisme conscient de lui-même. » (p. 269)

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Conclusion

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Avec cet essai, Tresmontant approfondit l’analyse métaphysique autour de l’existence de Dieu en disputant directement avec la doctrine de l’athéisme. Selon lui, en effet, l’athéisme est une pure pétition de principe sans réelle consistance métaphysique ; il demeure un panthéisme honteux qu’il s’agit de mettre à nu face aux observations décisives de l’astrophysique et de la biologie. On saluera l’effort imposant de Tresmontant, avec ce livre majeur, pour nous donner à penser la logique propre de la doctrine athée jusque dans ses ultimes contradictions. Définitivement, avec ce livre, on peut philosophiquement écrire que l’athéisme est une opinion sans fondement réel : « On pourrait soutenir sans déraison que la vision athée du monde va finir par paralyser les efforts, l'enthousiasme, l'énergie de l'humanité, que l'athéisme va exercer une action mortelle sur les énergies humaines. En cela, il est essentiellement réactionnaire. » (p. 440)

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Le tour de force de l’analyse de Tresmontant porte sur son intérêt aux sciences de la nature pour penser la question de Dieu si bien que, aux yeux de Tresmontant, c’est à l’appui des sciences de l’univers et de la nature qu’on ne peut plus penser l’athéisme : « L'athéisme absolu, et l'existence de l'univers, sont deux termes incompatibles. » (p. 292)

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Plus largement, Tresmontant en vient à se demander pourquoi l’athéisme reste dominant en science et en philosophie ; selon lui, « L'athéisme est la conséquence normale des malformations de la pensée chrétienne moderne. » (p. 339) ; Il est vrai que « La détestation de Dieu chez un grand nombre de nos contemporains provient pour une grande part de cette erreur infantile : ils s'imaginent que le dieu du judaïsme et du christianisme est venu apporter un ensemble d'interdits qui, sans lui, n'existeraient pas, ce qui nous laisserait la liberté de faire ce que nous voulons dans tous les domaines. » (p. 337/338)

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C’est pourquoi Tresmontant, à l’abri des caricatures, invite son lecteur à la prudence : « On ne peut pas reprocher à une doctrine les crimes qui ont été commis par le fait même qu'on lui a été infidèle. » (p. 440) Plutôt que de ressasser les nombreuses dérives en matière de religion, Tresmontant nous donne à penser la question de Dieu à partir de la nature elle-même, ce qui le conduit finalement à écrire de manière surprenante car à contre-courant : « La science de la nature conduit à la théologie. » (p. 380)

 

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Table des matières

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Sommaire – I. Comment l’athéisme s’est efforcé de se penser lui-même. Les problèmes de l’athéisme en cosmologie fixiste. Les origines – Les atomistes – L’hylozoïsme stoïcien – Le cas Descartes – Spinoza et le monisme de la substance – Le matérialisme français au XVIIIe siècle – Les problèmes de l’athéisme en cosmologie évolutive – Feuerbach, Marx, Engels, Lénine, Bakounine – Haeckel, Nietzsche et l’éternel retour, Le Dantec – Celui par lequel la philosophie s’est libérée des présupposés de Parménide : Bergson – Le problème fondamental de l’athéisme au XXe siècle – L’athéisme acosmique : celui des philosophes d’aujourd’hui.

II. Les raisons et les causes de l’athéisme. Les raisons de l’athéisme – Les causes de l’athéisme – La théorie luthérienne du péché originel – L’enseignement de la théologie – Nietzsche et la critique du christianisme – La science et le monothéisme – Renan, la critique

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