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- Être ou ne pas être tresmontanien au XXIe siècle -

Entretien d’Emmanuel Tresmontant avec Paul Mirault

E. T. – Cher Paul Mirault, quel plaisir de dialoguer avec toi, qui fut l’un des derniers étudiants à suivre les cours de mon père à la Sorbonne à la fin des années 1980. En quelques mots, peux-tu nous dire quel souvenir tu gardes de cette époque, comment tu es entré dans la pensée et l’œuvre de Claude Tresmontant (dont tu es aujourd’hui l’un des meilleurs connaisseurs) et en quoi ce philosophe t’a aidé à vivre ?

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P. M. – Mon cher Emmanuel, je suis un peu embarrassé par l’expertise dont tu me gratifies, car en réalité si on peut dire que j’aime beaucoup l’œuvre, la pensée de Tresmontant, il est faux de croire que je sois l’un des meilleurs connaisseurs de ce monument de la pensée française ; d’autres en ont une plus grande intelligence, je pense notamment au père franciscain Yves Tourenne et au philosophe Philippe Gagnon qui ont publié plusieurs ouvrages remarquables sur sa pensée. Je pense aussi aux bandes dessinées de Brunor qui ont fait connaître avec beaucoup de talent son enseignement. Et beaucoup d’autres mériteraient d’être ici évoqués dont des jeunes qui n’ont pas connu ton père. Cette précision ne doit pas être entendue comme une coquetterie, car je le pense très sincèrement. Mais pour répondre à ta question, il faut savoir que mon projet initial était de faire de la théologie, la philosophie n’étant alors pour moi qu’une nécessaire préparation intellectuelle indispensable pour entamer ces études à l’Institut catholique ; il se trouve que la vie en a décidé autrement et je n’ai jamais fait ma théologie !… Je ne suis d’ailleurs pas du tout certain de le regretter, mon parcours m’ayant amené à me détourner de la théologie au profit de l’interprétation des textes bibliques. Disons que je me sens de plus en plus judaïsant. J’ai donc fait ma philosophie à Paris IV, absolument pas par hasard, mais pour suivre l’enseignement de ton père. J’ai d’ailleurs, car il faut être juste, rencontré d’autres professeurs remarquables à la Sorbonne comme les professeurs Hulin, Chenet, Magnard, mais encore une fois, c’est bien la présence de ton père qui m’a amené à la Sorbonne. Peut-être faut-il que je donne une petite explication, car le professeur Tresmontant n’était alors plus à la mode lorsque j’eus l’honneur de suivre son enseignement et on ne venait pas l’écouter comme jadis Bergson au collège de France ! Il se trouve que ma grand-mère paternelle possédait l’un de ses ouvrages, pour être précis il s’agissait de Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu que j’avais lu alors que je devais avoir peut-être 18 ans, mais je ne saurais être trop affirmatif sur ce point n’ayant pas une grande facilité à me repérer dans le temps. Ce qui est en revanche certain et qui ne dépend d’aucune date, c’est que ce livre a été pour moi comme un coup de tonnerre qui a joué un rôle décisif dans l’orientation de ma jeune et immature pensée. Donc, la rencontre avec ton père n’a pas été le fait d’un simple hasard, et tu imagines alors mon émotion lorsque je vis le maître entrer pour la première fois dans le petit amphithéâtre où il professait. Il s’agissait alors d’un cours sur l’un des plus célèbres opuscules de Thomas d’Aquin intitulé De Ente et essentia. Avant d’évoquer cet enseignement, il faut que je dise deux mots sur l’impression qui accompagna cette première rencontre : je fus frappé immédiatement par l’extériorisation d’une très grande intériorité. Il me semble que ceux qui eurent la chance de rencontrer Bergson disaient la même chose. Un regard éclairant une présence, une réelle présence. Bergson écrit que la plupart d’entre nous traversent l’existence comme des somnambules, avec une conscience bien peu éveillée. Ton père, lui, était présent, et son charisme était palpable, perceptible : pour moi, ce fut, avant même qu’il eût ouvert la bouche, son premièrement enseignement ! Il était non pas un intellectuel expert en jongleries conceptuelles, mais un philosophe ainsi que les Grecs l’entendaient. Mon attente me prédisposa peut-être à y être particulièrement sensible, mais en réalité je ne connaissais de lui que ce livre de ma grand-mère et en réalité je n’avais pas d’attente particulière sinon celle de son enseignement, et j’ai donc été comme cueilli, surpris au moment de son entrée dans cette pièce. Mais évoquons maintenant ce premier enseignement sur saint Thomas d’Aquin qui a été également déterminant : il était limpide, simplifiait comme seuls ceux qui comprennent vraiment ce dont ils parlent savent le faire. Il ne voulait pas nous épater mais nous faire entrer dans le monde de l’esprit, en montrant le plus grand respect pour nos jeunes intelligences chancelantes. Ce respect était immense, aussi palpable que son immense intériorité et cela nous libérait de nos complexes, en tout cas des miens qui étaient immenses, persuadé que j’étais alors de mon infériorité et de ma lenteur intellectuelles. Je peux dire que ton père a été pour moi un véritable pharmakon : un grand professeur n’est pas qu’un pourvoyeur de connaissances objectives, livresque, mais un libérateur. Ton père était un très grand professeur. Jamais, au cours des années qui ont suivi, je n’ai jamais ressenti quoi que ce soit qui ait pu être humiliant et son savoir était toujours d’une exquise discrétion. Pourtant, il n’était pas extrêmement chaleureux, mais assez réservé. Certains le trouvaient ombrageux et je pense qu’ils ne comprirent pas ce qu’était cette délicate distance. Pour terminer, j’ai poursuivi ma lecture de son œuvre en commençant par les ouvrages publiés par François-Xavier de Guibert, qui me les offrait. Il faudrait d’ailleurs parler de cet éditeur exceptionnel et humainement extraordinaire que ton père m’avait présenté et pour qui j’ai régulièrement travaillé avec un immense bonheur. J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer ces deux hommes qui ont beaucoup compté pour moi et qui dans mon souvenir forment quasiment un tout. Il faut savoir que F.-X. de Guibert ne se contenta pas d’éditer les ouvrages de Claude Tresmontant, il en fut lui aussi un lecteur passionné et passionnant. Mais il ne s’agit pas ici de parler de l’éditeur, donc je n’en dirais pas davantage bien que le personnage soit lui aussi un véritable phénomène chez qui se mêlent une grande intelligence, un immense humour et une bonté rare. Bref, dans les moments de déréliction que nous traversons, ces souvenirs sont doux et faits pour nous donner la force de traverser le désert dont nous ne voyons pas la fin.

 

E. T. – Quand on relit les livres de Claude Tresmontant aujourd’hui, on est frappé non seulement par la clarté de sa langue mais aussi par la force et l’audace de certaines idées, par exemple, celle-ci, dont j’imagine les cris d’orfraies qu’elle susciterait si quelqu’un avait le malheur de

la formuler en public : « Pour que le christianisme franchisse la barre du XXIe siècle, il faut qu’il soit présenté aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui et de demain comme une doctrine intelligible, comme une science, ce qu’il est, car il est une science de la création en train de se faire, une science de la création de l’homme nouveau que l’humanité doit s’incorporer afin de réaliser ce à quoi elle est destinée. » Affirmer que le christianisme est une science… quel scandale ! En disant cela, Claude Tresmontant s’attaquait à une tendance de fond, toujours dominante aujourd’hui, qui est l’irrationalisme, l’anti-intellectualisme, le mépris de la métaphysique et de la théologie. Il considérait que, de ce point de vue, les grands penseurs chrétiens du Moyen Âge (qui ne sont quasiment plus ni lus ni enseignés) avaient été des pionniers et des bâtisseurs :

« Des hommes qui savaient raisonner, qui avaient une très forte formation logique. Ils avaient le sens de l’honneur et se seraient sentis déshonorés s’ils avaient avancé une thèse, une assertion, sans l’avoir fondée en raison et par l’analyse logique. Ces maîtres étaient des métaphysiciens et des théologiens. À cet égard ils sont en avance de nous, et ils nous attendent au XXIe siècle… Ils ont proposé la doctrine chrétienne comme une science bâtie sur le roc. Les bases de la théologie chrétienne sont vérifiables par la raison humaine qui peut ainsi s’assurer de leur consistance et de leur solidité. » (Problèmes de notre temps, pages 12 et 13) On s’étonnera après cela que les livres de Claude Tresmontant soient introuvables… En tant que professeur de philosophie, peux-tu nous dire comment tu fais pour assumer ce statut de disciple d’un philosophe dont plus personne ne parle et dont la pensée va à contre-courant ?

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P. M. – Je vois que tu veux nous faire entrer dans le vif du sujet en allant à l’essentiel. Tu as raison, la pensée de Tresmontant est claire, limpide et étrangère au jargon qui s’est invité dans la philosophie au point de rendre certains ouvrages quasiment illisibles. Pour ma part, je dois bien avouer que cela suffit bien souvent à me faire une idée de ce qui s’y trouve alors. J’ai une amie écrivain, spécialiste de la culture juive, qui me fait bien rire car elle les appelle les « rienologues » (je ne sais trop quelle orthographe donner à ce délicieux et efficace néologisme). La clarté est l’une des grandes qualités de la pensée française, celle qui a dominé le monde intellectuel pendant de nombreux siècles et dont Tresmontant fut un bel héritier. J’ai tendance à penser, dans son esprit, que la clarté est le signe d’une pensée maîtrisée, nourrie et nourrissante : qui oserait mettre en cause la profondeur de Blaise Pascal, de Descartes, de Rousseau, de Proudhon et en effet – puisque c’est principalement à eux que tu fais référence dans ta question –, de tous les grands philosophes et théologiens de cette période dite médiévale ? Un auteur qui écrit clairement montre qu’il maîtrise ce qu’il dit et respecte son lecteur. Je me souviens que notre cher professeur aimait nous répéter durant ses leçons que « la clarté est l’honneur de l’intelligence » ; c’est une très belle formule qui m’a marqué profondément et qui a contribué à me libérer définitivement de cette tentation de croire que la confusion cacherait des trésors réservés à une élite – car je pense que c’est bien souvent le contraire en réalité. Cela m’a également délivré du faux respect humain, de celui qui fléchit le genou devant certains écrivains magistralement imposés comme étant particulièrement importants. Tresmontant était lui aussi un philosophe impertinent qui ne semblait pas fait pour se prosterner. Il n’était d’aucune coterie à la mode et n’était pas homme à attendre qu’on lui dise ce qu’il convient de penser et, en effet, il soupesait les propositions, les argumentations, il les « auscultait », pour parler comme Nietzsche.

Mais reprenons cette formule : « la clarté est l’honneur de l’intelligence ». Non seulement la clarté est effectivement l’honneur de celui qui veut être lu et qui a à cœur de respecter le lecteur, de celui qui enseigne, mais, en plus, je crois qu’elle est également celle de l’intelligibilité du réel qui se propose à l’intelligence humaine. Cependant, il convient de bien comprendre que la clarté ne nous dispense pas du travail d’approfondissement, de méditation auquel le texte ou la parole nous invitent, puisqu’ils n’en sont que le signe. Il nous disait, empruntant alors à Aristote sa théorie générale, que l’information était diversement reçue dans un public d’étudiants ou de lecteurs : certains peuvent recevoir sans perte une information quand d’autres n’en saisissent qu’un aspect fragmentaire, sans oublier ceux qui, mal outillés, la distordent. Je le vérifie en classe avec mes élèves, certains d’entre eux entendent bien ce qui est dit et le montrent par leur capacité à extrapoler et à déduire des conséquences parfois assez éloignées des principes philosophiques qui sont enseignés. Ce sont des moments bien évidemment assez jubilatoires. D’autres sont plus lents, comme empêchés de comprendre vraiment ce dont il s’agit ; cela ne veut pas dire qu’ils sont moins aptes, que ce qui est dit ne leur est pas destiné, mais que dans leur situation actuelle ils ne peuvent pas encore le saisir parfaitement. Il faut parfois attendre plus longtemps pour qu’une graine germe en terre et la lenteur de ce processus ne doit certainement pas nous amener à prédire avec imprudence la beauté de l’arbre adulte qui s’élèvera vers la lumière.

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Sa liberté de penser l’amena effectivement à orienter sa réflexion dans des directions recommandées par aucune des écoles à la mode fréquentées assidûment par le monde intellectuel en vue, et même, non sans parfois une triste ironie, par des chrétiens qui ne semblaient pas saisir certaines incongruités pourtant métaphysiquement évidentes – sans oublier les clercs qui ne péchèrent alors pas par absentéisme. Si tu veux bien, je ne poursuivrai pas plus avant cette réflexion, car j’aurais me semble-t-il été suffisamment compris ainsi sans qu’il soit nécessaire de se laisser aller aux joies mauvaises. Mais disons que cela n’aura évidemment pas contribué à rendre service à la pensée chrétienne au XXe siècle. Tu sembles craindre que cette citation de ton père puisse faire pousser des cris aux balbuzards et aux chouettes effraies, mais tu sais comme moi que notre temps se caractérise par la destruction de beaucoup d’espèces animales ! je n’entends guère plus de rapaces nocturnes. On en cherche ! Non, les combats se sont déplacés assez loin de la philosophie, en tout cas au sens où l’entendait Claude Tresmontant. Là encore, il est inutile de s’appesantir, laissons cela aux « rienologues ». La vraie pensée, effectivement, est faite d’intuitions profondes, de communications intérieures et de logique. Les penseurs du Sublime Âge étaient puissamment outillés.

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C’est le moment d’aborder, me semble-t-il, le fond de ton propos : le christianisme, pour Tresmontant, n’est effectivement ni une religion ni une morale, même si, de fait, il est cela aussi. Disons qu’il est premièrement une ontologie, donc une doctrine, un objet que notre intelligence se doit d’interroger, de sonder. Ce propos est devenu inaudible, c’est un fait. Aujourd’hui, ce n’est encore une fois même plus qu’il soit inaudible puisque presque plus personne ne semble vraiment s’y intéresser sérieusement. Oui, tu as raison, la force de Tresmontant est de s’être confronté avec rigueur à cet objet, l’interrogeant sur ce qu’il est, le confrontant aux faits, à la raison armée de toute la rigueur de la logique aristotélicienne. On peut même pour être plus précis dire que le peuple hébreu et, dans ce peuple, Myriam et son fils Ieschoua, sont un fait ontologique que la métaphysique doit investir. Il y a même quelque chose d’hégélien chez Tresmontant (oui je sais, j’ai hérité moi aussi du goût tresmontanien pour la liberté et pour une certaine provocation lorsqu’elle est utile à nous sortir de la torpeur de ceux qui « appartiennent », en l’occurrence il pourrait s’agir des tresmontaniens de stricte obédience comme aurait dit ton père avec son délicieux humour pince-sans-rire que j’aimais tant !). En effet, il nous propose une dialectique de l’Histoire, une lecture téléologique du réel engagé dans le temps. Le monde, pour lui, comme pour Bergson, est en genèse et le peuple hébreu constitue une nouvelle étape de l’anthropogenèse. Disons qu’il conviendrait, pour ne pas abuser de cette comparaison doctrinale, de dire que pour Tresmontant l’Esprit travaille le monde jusqu’à la consommation des temps. L’humanité est alors invitée à entrer dans cette nouvelle phase de la Création qui est l’union intime à Dieu. C’est une perspective assez enthousiasmante me semble-t-il, bien plus que le transhumanisme des Lumières qui montre à nouveau le bout de son nez, fier d’exhiber ses nouveaux gadgets électroniques.

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Je ne pense pas qu’il soit utile de nous arrêter plus longtemps sur ce point essentiel, car je suis certain, je pressens que tes questions vont nous inviter à nous avancer plus avant sur cette voie. Je reviendrai peut-être plus tard sur mon enseignement, mais disons déjà que je ne tiens pas compte de la division disciplinaire imposée par les habitudes héritées de l’Université. J’aime la notion de « pensée complexe » mise en avant par Edgar Morin, et les grands textes bibliques sont souvent au menu de mes leçons. Je ne vois pas pourquoi il serait de bon ton de penser avec les mythes grecs, ainsi que le fait brillamment et à raison Luc Ferry, mais non avec la pensée de Ieschoua, de saint Jean, ou encore celle de saint Paul et de tous les auteurs de la « bibliothèque hébraïque », pour parler comme ton père.

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E.T. - Quand je pense (avec nostalgie) aux conversations que nous avions, au café de la Sorbonne, dans les années 1990, face à la statue d’Auguste Comte (qu’il ne portait pas dans son cœur et au sujet duquel il écrit, dans ses Métaphysiques principales, qu’il avait été l’un des grands « castrateurs de l’intelligence humaine »), je me rends compte que mon père croyait fortement en la « prédestination » : il pensait que Dieu prépare certains êtres pour les envoyer en mission (qui est le sens du mot « apôtre »). Lui-même se considérait humblement comme un « ouvrier dans la vigne ». À la lumière de son œuvre, qui s’est développée d’une manière constante quarante ans durant, n’as-tu pas, comme moi, le sentiment que cet homme a été un apôtre prédestiné du xxe siècle ? Comment comprendre autrement, en effet, qu’un enfant issu d’un milieu familial et intellectuel totalement athée et agnostique, se soit pris soudain de passion pour le peuple hébreu, au sortir de la guerre, alors que ce peuple venait d’être exterminé par le Troisième Reich ? Son premier livre, Essai sur la pensée hébraïque, a été écrit au début des années 1950, peu de temps après la Shoah, à un moment où les philosophes français se prosternaient déjà devant Heidegger, dont la relation avec le régime nazi a été établie depuis, et pour qui la pensée des Hébreux n’existe pas. Tresmontant surgit donc de nulle part et se fait le porte-parole de ce peuple qu'il considère comme un peuple « mutant » dans l'histoire de l'humanité… Sur les photographies, il avait aussi, jeune, une expression orientale je trouve. Tout ceci est peut-être très subjectif de ma part, j’aimerais savoir ce que tu en penses…

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P. M. - Je suis bien embarrassé pour répondre à cette question. En tout état de cause, il faut bien admettre que sa pensée est venue à point nommé dans un monde chrétien qui semblait vouloir se réfugier au mieux dans le fidéisme, au pire dans l’activisme socialo-politique, sans oublier ceux qui n’en faisaient plus qu’une vague morale expurgée de tout ce qui aurait pu venir chagriner les disciples d’Auguste Comte et sa cohorte matérialiste. D’ailleurs, je me permets ici de rappeler que le pauvre philosophe positiviste a fini par fonder une nouvelle religion totalement irrationnelle. Philippe Murray, dans son essai Le XIXe siècle à travers les âges montre que cette pensée désenchantée et ses nombreux émules n’ont cessé d’avoir recours à des pratiques bien peu compatibles avec leurs thèses. Pour répondre en passant sur des chemins de traverse, il me semble qu’il faut revenir à ta question précédente : le christianisme est une ontologie et répond à nos questions les plus fondamentales ; plus : il est une invitation, ce qui est encore bien plus urgent, à nous laisser saisir par le Verbe créateur afin que sa création soit en nous parachevée. Le fidéisme revient à réduire le christianisme à une opinion personnelle, à une croyance sentimentale qui se caractérise par un excès de sucre ; la politisation du message biblique et surtout du message vivant de Ieschoua se caractérise par la promesse d’un désespoir car le salut ne viendra pas du politique, ce que pensait également, si je ne me trompe pas, Claude Tresmontant. La seule chose qui vraiment compte, c’est que ce message nous transforme, pour les uns soudainement, pour les autres dans un temps plus long, parfois au cours de toute une vie. Ce sont ces hommes transformés, unis à Dieu, qui changeront le monde bien plus efficacement que tous les révolutionnaires ou réactionnaires qui se proposent à nos suffrages. Je ne voudrais pas que l’on se méprenne sur l’intention de mon propos, je ne veux absolument pas laisser croire que je méprise l’action politique des hommes honnêtes qui veulent s’investir dans la vie collective afin de la rendre plus vivable, mais, de manière très platonicienne, je pense effectivement qu’on ne change pas un monde sans changer les individus qui le composent. Il me semble que la paix perpétuelle que Kant appelait de ses vœux ne passera que par cette métamorphose ontologique promise par le Christ. Tant que les hommes ne sont pas ainsi parachevés pour enfin ressembler à Dieu, comme Ieschoua l’était, ils resteront prisonniers de leurs vieilles programmations animales et contre cela nous ne pouvons absolument rien. Notre époque expérimente cruellement que les vœux de paix et de concorde n’aboutissent, sans Dieu, qu’au chaos, à la violence insupportable, voire à la cruauté la plus extrême et nous ne manquons pas d’exemples pour l’illustrer.

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E.T. - Mon cher Paul, je vois que ce dialogue passionnant et libre pourrait se poursuivre encore pendant des heures… Mais il faudrait alors songer à en faire un livre ! Pour clore notre échange, j’aimerais te poser une dernière question. J’éprouve toujours un sentiment de malaise quand j’entends des prêtres et des théologiens parler du Christ, comme s’il s’agissait pour eux d’une évidence, comme si ce mot désignait quelqu’un qu’ils connaissaient personnellement… Alors que, pour moi, c’est avant tout une immense question. Le premier livre de mon père que j’ai lu, c’est L’Enseignement de Ieschoua de Nazareth. J’avais 19 ans. Je l’ai lu en Grèce, sur la plage, sur la terrasse de tavernes, sur le pont de bateaux, et la nuit à la belle étoile dans les montagnes de Crête. Ce livre est donc nimbé pour moi d’une lumière méditerranéenne. Ce que j’ai appris, en le lisant, c’est précisément ceci, que la plupart des mots que nous employons sont vides de sens : « Christ, Jésus, Évangiles, Rédemption », etc. Claude explique que ces mots n’ont pas été traduits. Leur sens est resté caché. Dans Le Christ hébreu et dans ses traductions des Évangiles, il est allé plus loin encore, à la racine de la langue hébraïque originelle. J’ai aussi compris que Le Christ hébreu avait été un moment essentiel dans son parcours de philosophe : pour la première fois, il écrit « notre Seigneur » au sujet du Christ, ce qui prouve un engagement de sa part. Avec ce livre, il est sorti de sa réserve universitaire. Je lui dois, en fait, d’avoir peu à peu entendu la voix de cet homme, Ieschoua, qu’il considérait comme un objet de science. « Je n’ai pas le tempérament mystique », m’a-t-il avoué un jour. Il avait un regard de chercheur. L’intelligence primait toujours chez lui. En tout cas, « son » Christ, je le comprends, je l’entends, je le vois, même s’il reste une énigme gigantesque pour moi… Qu’en penses-tu ?

 

P. M. - C’est un point qui devrait être développé systématiquement en tête de tout bon manuel de philosophie. Toute l’histoire de la philosophie est enclose dans cette question : de quoi parlons-nous et qu’en disons-nous ? Ton père était adversaire de tout langage automatique, de toute pensée fonctionnant par slogans appris dans les rangs de telle ou telle coterie ou chapelle idéologique. Les catholiques n’échappent évidemment pas à cette tendance qui prend son origine dans la peur d’être exclu du groupe auquel on appartient. Que les catholiques soient eux aussi saisis par cette crainte ancestrale en dit long sur ce qu’ils pensent subconsciemment de la fraternité qu’ils prêchent au nom de Ieschoua. Je pense que c’est bien ce que voulait dire Nietzsche lorsque, non sans humour, il affirmait qu’il croirait en Dieu lorsque les chrétiens auraient des têtes de ressuscités. Ton père a fait l’expérience de cet esprit de clan et ce qu’il en coûte de ne pas parler la langue du troupeau. Lui ne voulait pas abdiquer et faire semblant de penser quelque chose en enfilant quelques slogans préfabriqués dans une chapelle. C’est bien pourquoi, pour rester fidèle à ce qu’il nous a enseigné, nous devons refuser d’être des tresmontaniens « de stricte obédience », pour reprendre justement l’une de ses boutades malicieuses qu’il attribuait notamment à certains thomistes plus zélés que perspicaces. Cela fait partie des grandes choses qu’il m’a transmises. Cela n’est pas facile, mais nécessaire. Il en va de la vie de l’esprit et de la singularité de chacun d’entre nous ; nous ne sommes pas comme les insectes sociaux qui ne vivent que pour la survie du groupe qui constitue leur seule identité et leur seule finalité. Chacun d’entre nous est créé pour rencontrer Celui qui ne cesse de se promener dans son jardin intérieur, à la brise du jour, l’appelant à sa vocation : Où es-tu ? Bergson, mais également Ivan Illich, nous ont mis en garde contre l’étouffement du moi profond par le moi social et Tresmontant pensait la même chose qu’eux. Il faut se souvenir qu’il avait été, enfant, dans l’école du couple Freinet qui avait à cœur de nourrir le goût de la liberté chez ces enfants qui leur étaient confiés. Lorsque nous parlons une langue automatique, non pensée, non interrogée, nous ne faisons qu’obéir et nous soumettre à ceux qui se font les maîtres d’un langage qui, venant se superposer au réel, prétend nous dire ce qu’il est et comment nous devons le penser. Nous n’aurions alors plus qu’à coller ces étiquettes sur la réalité, nous évitant la fatigue et le risque de penser librement. Léon Bloy avait publié une Exégèse des lieux communs de la bourgeoisie, catalogue du prêt-à-penser pour lequel il n’avait qu’un profond mépris. Il faudrait en effet établir ce même recueil des concepts et phrases « théologiques », « ecclésiales » que tout bon catholique doit apprendre par cœur pour se déplacer dans son petit monde avec la certitude d’y être accepté ; il y fait bien chaud, c’est douillet, et nous pouvons alors nous jouer la comédie de l’amour inconditionnel ; il suffit pourtant d’une Plaisanterie, pour reprendre le titre du roman de Kundera, pour s’en voir excommunié. Et l’on pourrait certainement, et là je fais le mauvais garnement qui s’amuse de ses provocations, faire le petit recueil à l’usage du tresmontanien émérite qui veut frayer dans les certitudes définitives du petit troupeau des tresmontaniens. C’est tristement amusant, car en réalité il nous faut être modestes tant il est vrai que nous sommes tous concernés par ce travers enraciné par la peur qui accompagne nos vies depuis que nous sommes nés. Les hommes sont dangereux et, comme certains animaux, ne supportent que les membres de leur meute. Depuis nos premières années, on nous a introduits dans cette langue commune, nos mères ne voulant que nous y voir survivre sans encombre. Le philosophe est un aventurier de l’esprit, il interroge le langage, les concepts, les mots, qui sont devenus des coquilles vidées de signification à force d’avoir été utilisés par des générations de fidèles qui ne se posent plus la question de savoir si seulement ils entendent ce qu’ils signifient. Dans une certaine mesure, il me semble que toute l’œuvre de Tresmontant consiste justement en cette enquête, en cette traque du sens des mots. Il disait même, lors de ses cours, qu’il nous faudrait renoncer définitivement à certains mots stérilisés par les bondieuseries pour pouvoir enfin nous obliger à penser l’objet qui se cachait dessous. Comme tu le soulignes, cela commence par le nom même de Celui que ton père finit par appeler « notre Seigneur », lorsque peut-être il eut enfin la certitude de s’être laissé rencontrer par Lui. Tant que cette rencontre n’a pas eu lieu, alors, comme tu le dis, sans doute prononçons-nous ce nom par ce même automatisme qui nous donne l’illusion de saisir Celui qui s’appelait Ieschoua. C’est pourquoi le christianisme n’est pas une acrobatie intellectuelle mais, comme tu le soulignais également, une ontologie, donc quelque chose qui concerne l’être ; ici, celui de cet homme. Sur ce point, je pense que les mouvements charismatiques dans l’Église ont été salvateurs, car c’est à cette rencontre qu’ils préparent les pèlerins de la vie, nous évitant alors le piège de ce que Bergson nomme « la religion statique », celle qui n’a plus la vie, celle qui n’est plus mue par l’élan créateur, mais se contente du catéchisme : il ne s’agit pas d’appartenir à un club de pensée, mais de rencontrer quelqu’un. Connaître revient alors certainement à tenter de nous préparer à cette rencontre en nous mettant à l’abri d’attribuer à ce nom nos propres marottes. Je sens bien ici la faiblesse de mon propos, mais disons qu’il convient de se dépouiller de nos préjugés en enquêtant sur le Fils de l’homme tel qu’il nous est présenté dans les Écritures. Cela ne peut dispenser de la rencontre qui, seule, compte. Le bon larron qui partagea le supplice de Ieschoua ne devait pas être un grand théologien ou exégète et pourtant, instantanément, son âme se donna entièrement à son créateur et Ieschoua lui annonça qu’il serait le soir même avec lui au paradis. Pour conclure, si nous voulons continuer l’œuvre que Tresmontant nous a transmise, alors nous devons continuer ce travail d’analyse intempestive. Il nous faut sans cesse interroger les textes, le réel également, sans accepter de croire savoir une chose lorsque nous lui avons collé une étiquette empruntée et vidée de son sens le plus authentique.

 

E. T. - Avec toi, comme avec tous ceux qui nous ont rejoints et ont participé à la création de ce site, gens de tous âges et de toute condition sociale (j’ai été contacté dernièrement par un gendarme qui avait lu quasiment tous les livres de Claude Tresmontant !) j’ai le sentiment de pouvoir parler librement, sans peur, certain que nous sommes tous reliés les uns aux autres par une même conception de la Vie, une même hemounah… Mais nous sommes tellement peu nombreux ! Ce qui m’effraie le plus, c’est l’isolement auquel nous conduit l’impossibilité de la discussion, telle qu’on pouvait la concevoir autrefois, quand l’expression et l’écoute de l’autre étaient considérées comme des vertus ! Mon père, déjà, il y a 30 ans, me disait qu’on ne peut bien discuter qu’avec les gens avec qui on est d’accord… Cela me choquait à l’époque ! Mais je suis obligé d’admettre, comme Sacha Guitry, que « mon père avait raison »… La manière incarnée dont on s’exprime (à la radio, à la télévision, dans les films et les téléfilms), me frappe : comme si les gens avaient tous inconsciemment adopté la même diction, la même élocution, le même vocabulaire, les mêmes tics de langage (« du coup »), le même ton monocorde pour passer d’une information à l’autre… On assène des mots et des opinions, comme si l’on ne supportait pas la contradiction. Au cinéma et au théâtre, les acteurs eux-mêmes semblent avoir abdiqué toute voix et toute personnalité, comme s’ils se sentaient obligés de s’exprimer « comme tout le monde » et de coller le plus possible à la vie réelle de tous les jours : leur voix ne fait plus rêver. Les grands acteurs du passé (Louis Jouvet, Jean Gabin, Michel Simon, Pierre Brasseur…) fascinaient par leur voix, leur visage, et incarnaient dans tout leur être des types d’hommes poussés à leur paroxysme, de même que chez Molière ou Dostoïevski il y a l’avare, le misanthrope, le jouisseur, etc. En fait, j’ai le sentiment que les « moi » individuels sont en train de se dissoudre au profit de quelque chose d’impersonnel et de très effrayant… On s’habille, on s’exprime, on mange, on pense tous un peu de la même façon. Comment, dans ces conditions, faire advenir une pensée nouvelle, une autre vision du monde ?

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P. M. - Je vois que tu ne te résous pas à quitter cette discussion… Il est vrai que nous discutons facilement parce que nous partageons certainement beaucoup de points communs. Factuellement, ton père avait raison et il a encore plus raison aujourd’hui : les gens ne conversent que dans le but de se sentir confortés, assimilés à un groupe et ne veulent pas prendre le risque d’être dérangés. Cela nous concerne également, mais ce n’est pas une fatalité. Je crois que l’on peut trouver une aristocratie de la bonne volonté qui se fait une joie de partager un amical désaccord. Cela suppose que chacun fasse l’effort de ne pas confondre son ego avec l’objet de la conversation, sinon les discussions ne relèvent que de la science éthologique et ne peuvent qu’épuiser inutilement ceux qui y participent. Certains se moquent, sans probablement le savoir, de la vérité ; ils ne veulent que la sécurité dont nous parlions plus haut. Il faut surtout partager la volonté joyeuse de découvrir le sens des choses et, comme ton père, ne jamais renoncer à interroger le réel et le langage. Je veux croire que cela est possible, même si c’est très rare, surtout quand les intelligences sont la propriété des prescripteurs d’opinion qui, tous les jours, les informent de ce qui doit être pensé, cru, voulu, aimé, détesté ! Et c’est bien cette effrayante uniformisation que tu soulignes à juste titre dans ton propos. Nous sommes parfaitement d’accord sur ce point ; nous observons bien la même chose. Le système médiatique nivelle la pensée et les comportements et il est à craindre que les foules puissent être embrigadées très facilement, comme cela s’est déjà produit dans le passé récent. Il semblerait que tout le monde l’ait déjà oublié. J’ai vu qu’une école catholique au Québec avait organisé l’an passé un autodafé, au nom, bien évidemment, du Bien : il s’agissait de brûler les livres de la bibliothèque qui pourraient venir contrarier tel ou tel principe de la morale actuelle. L’avenir n’est pas très rassurant, j’en conviens et je ne vais pas faire semblant d’être optimiste. Il reste que l’optimisme et le pessimisme sont des tendances psychologiques dont nous héritons génétiquement, mais nous ne devons pas manquer d’espérance qui est une vertu théologale. In fine, à travers les vicissitudes de l’histoire et de nos vies, Ieschoua nous dit de ne pas avoir peur et que ce soir nous serons avec lui en paradis. Il m’arrive comme tout le monde d’avoir peur de ce que je vois advenir, mais je me dis que le très Miséricordieux sait mieux que nous toute chose et peut-être cette situation est-elle faite pour qu’enfin nous lâchions prise. En attendant, il nous reste la joie d’étudier, de lire de belles pensées, dont celles de Claude Tresmontant. Si nous nous défaisons de notre moi artificiel, qui est notre pire ennemi, alors les sources de créativité feront jaillir de la nouveauté ; non pas une nouveauté qui consisterait à proposer une nouvelle mode pour faire le malin, mais une nouveauté enracinée dans l’ancestrale, dans la grande Tradition. Merci mon cher Emmanuel d’avoir engagé cette conversation avec moi.

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