- Le Problème de la Révélation (1969) -
Recension
Par Jérémy Pichon
Introduction
Dans cet essai très important, Claude Tresmontant s’attaque au fait biblique en posant une question aussi simple qu’audacieuse : l’Écriture Sainte est-elle inspirée, c’est-à-dire informée par Dieu ?
Tresmontant pose le problème en ces termes dès les premières lignes de l’ouvrage : « Nous voudrions essayer d’aborder, dans le présent travail, un problème nouveau qui s’impose à nous d’une manière impérative. En Israël, une longue tradition d’historiographes et de prophètes prétend que Dieu, le Dieu vivant, créateur du ciel et de la terre, s’est manifesté personnellement, s’est révélé, s’est fait connaître d’une manière directe et personnelle. Cela est-il vrai ? Est-il vrai que Dieu se soit manifesté à l’homme en Israël, ou bien cela est-il faux ? »
Sans revenir sur le contenu de la métaphysique biblique, objet d’analyse de ses premiers essais, Tresmontant cherche à étudier philosophiquement ce qu’il appelle « le fait de la Révélation ».
Autrement dit, l’Écriture Sainte nous retrace l’histoire et la création du peuple hébreu et il convient de savoir selon Tresmontant si cette création est fondée en raison.
Le fait d’Israël
Comme souvent chez Tresmontant, l’analyse peut laisser place à une discussion philosophique dans un dialogue avec tel ou tel philosophe. Par exemple, Hegel fait l’objet d’un examen critique dans sa conception de Dieu, ce qui permet en outre à Tresmontant de mieux mettre à jour les différences entre deux systèmes métaphysiques, l’un idéaliste, l’autre réaliste, laissant ainsi le lecteur libre dans son propre cheminement métaphysique.
Tresmontant rappelle donc au passage que l'hypothèse hégélienne selon laquelle l'Absolu est en genèse, en devenir, par et avec l’histoire est, au sens technique, une théogonie : « Si Dieu recevait accroissement de la création, on pourrait penser, comme le pense Hegel – que la création est un processus par lequel Dieu se réalise et s'achève, complète ce qui lui manque, se donne à lui-même ce qu'il n'a pas encore, parvient au terme de son développement, - ce qui est retomber en théogonie. » (p. 15)
Sous cet angle, Tresmontant montre bien que « Dans cette perspective, la création n'est plus un don, mais processus inhérent à la vie divine, et qui relève d'un égoïsme transcendant : Dieu se réalise par la création, il a besoin de créer pour se réaliser, la création du monde est une étape, un moment dans le devenir de Dieu. » (p. 15)
On voit bien ici que sa discussion avec Hegel permet à Tresmontant de repenser à nouveaux frais la notion de création et donc de don et d’intelligence éminente tant glorifié par la métaphysique hébraïque. C’est l’occasion pour Tresmontant d’expliciter une définition sur la foi, et qui sera toujours la sienne, fidèle à l’esprit de la doctrine hébraïque : « La foi, c'est l'assentiment de l'intelligence à la vérité discernée. » (p. 30)
Fort de cette définition aux exigences rationnelles, Tresmontant pose une lumière sur le sens même de l’inspiration. Aujourd’hui, ce mot peine à être compris de tous. Qui dit « inspiration », dit impulsion quasi magique, comme un don venu de plus haut et qui illuminerait l’artiste ; définition biaisée si l’on revient à son acception biblique, laquelle insiste avant tout sur la logique d’un dialogue entre Dieu et l’homme. De fait, si « l'inspiration n'est pas une dictée » (p. 39), elle demeure surtout une « information de l'intelligence, de la pensée, de l'action, de la volonté, de tout l'être du prophète. » et cette information n'est pas reçue d'une manière passive. Le prophète y consent. Il y est pré-adapté par toute sa nature. Il y coopère activement. » (p. 39)
Le tour de force de ce correctif sur l’inspiration remet en question l’argument monophysite de Renan qui voudrait que la Bible, se pensant totalement divine mais recélant, par une analyse exégétique, des éléments humains, soit un mythe comme un autre. En réalité, « la Bible est certainement un livre tout humain, pleinement humain et portant partout la marque de l'humanité de ses auteurs. Mais cela ne l'empêche pas nécessairement d'être aussi et pleinement, intégralement, un livre divin, c'est-à-dire informé, inspiré par Dieu. » (p. 39)
Il n’y a donc pas d’un côté le divin et l’humain, séparés, mais un dialogue entre l’homme et son créateur ; ce dialogue a été incarné par la figure des prophètes, témoins vivants d’une union dramatique entre l’homme et Dieu dans l’histoire.
L’enseignement des prophètes d’Israël
Avant cet essai, Tresmontant s’était illustré en publiant un petit texte sur La doctrine morale des prophètes d’Israël en 1958. Tout au long de l’ouvrage, le lecteur comprend que l’effort du peuple hébreu a été porté par l’exigence de ses prophètes à nous sortir progressivement des mythes archaïques avec leurs cultes fétichistes et leurs divinités en tout genre : « Israël […] a condamné la pratique des sacrifices humains et, plus généralement, des cultes idolâtriques, en même temps qu'il rejetait comme ineptes les diverses formes d'idolâtrie. » (p. 59)
En reprenant la logique de cet enseignement, Tresmontant se demande ici comment « ce petit peuple soit parvenu si tôt à une vision du monde positive, libérée des mythes que véhiculent l'astrolâtrie et l'ensemble des cultes fétichistes ? » (p. 57)
La doctrine hébraïque est donc un enseignement aux enjeux directement anthropologiques car elle nous invite à sortir de nos propres structures archaïques, en témoigne ce verset d’Osée : « Car c'est la piété (hesed) que je veux, et non le sacrifice, la connaissance (daat) de Dieu plus que les holocaustes » (Osée, 6,6)
Forte de ce constat, l’histoire des civilisations nous autorise en effet à penser que « Dans la pratique très archaïque des sacrifices humains dont certains textes nous ont conservé le souvenir, en passant par la substitution aux sacrifices humains des sacrifices animaux, et jusqu'à la critique, par les grands prophètes d'Israël, des sacrifices sanglants, une longue évolution se laisse discerner, qui va vers une plus haute spiritualité. » (p. 133)
Si, de fait, ce peuple nous offre « une doctrine rationnelle – contrairement à la cosmologie de Platon ou d'Aristote ». (p. 58), il nous sort de « la pratique des sacrifices humains [étroitement] liée à l'idolâtrie. » (p. 59)
Cette exigence inédite est bel et bien anthropologique et mérite donc une analyse philosophique de tout premier plan selon Tresmontant qui s’étonne au passage qu’elle n’ait jamais été réellement entreprise, la faute à « L'illusion de beaucoup de philosophes et de disciples des philosophes de l'Occident est de s'imaginer qu'on ne peut exprimer et enseigner les choses spirituelles qu'avec des abstractions. » (p. 111)
Certes, la méthode d’enseignement des prophètes d’Israël diverge fondamentalement des dialogues de Platon ou des doctrines initiatiques de l’Antiquité. Cette méthode pédagogique se veut inscrite dans un langage clair, souvent intempestif et volontiers à contre-courant, de sorte que « Si les prophètes d'Israël n'avaient pas utilisé cette méthode d'enseignement, qui provoque le mépris des lettrés d'Occident comme Spinoza, ils n'auraient pas pu communiquer l'enseignement qui vient de Dieu à l'humanité entière, et d'abord aux pauvres, aux travailleurs de la terre, aux non-lettrés. Leur enseignement aurait été d'emblée réservé à une caste d'initiés – initiés au langage ésotérique ou technique comme l'est celui de Hegel ou de Fichte. »
Comme souvent, Tresmontant s’amuse du contraste entre les fins lettrés et les gens simples et n’hésite pas à user d’une ironie mordante : « Les textes de l'antique philosophie chinoise et de l'antique philosophie indienne ne sont pas communicables au marin breton ni au mineur du Nord. Les textes de Kant et de Hegel ne sont pas accessibles pour un paysan chinois ni pour un artisan africain. » (p. 111)
Il n’y a donc pas de séparation entre la Révélation et l’homme ; la doctrine biblique n’est pas ésotérique mais exotérique : « L'activité intelligente propre du prophète, et l'inspiration, ne font pas bande à part. Elles ne sont pas séparées. » (p. 148)
Le prophète, le « Nabi » est « celui qui parle, c'est celui qui crée. La parole de Dieu est créatrice. » (p. 142) ; elle convoque l’intelligence et achève l’homme dans son développement. C’est pourquoi la fameuse « jalousie » du Dieu biblique n’a rien à voir avec la jalousie Némésis du monde antique. À propos de la jalousie de Dieu « El Kanah », Tresmontant précise bien qu’il ne s’agit certainement pas de « la jalousie d'un homme qui est frustré, privé de ce qu'il aime. C'est la jalousie de celui qui se désole de voir l'être qu'il aime se détériorer, se dégrader, se perdre. C'est une jalousie pour l'autre, et non pour soi. » (p. 197)
Dans cette logique, le châtiment est toujours pédagogique et créateur. (p. 267) ; il ne s'agit pas de punir pour punir mais de susciter une réaction, un mouvement de retour à la fidélité, à l'alliance, au Dieu vivant et vivifiant. (p. 267)
Les prophètes d’Israël ne sont donc pas des faux prophètes ni des maîtres de vérité à la mode antique. Ce sont des missionnaires qui, bien souvent, ne veulent pas de la mission trop lourde qui leur a été confiée : « Ces oracles n'ont pas été proférés dans un coin occulte, dans quelque loge ésotérique ; ils ne sont pas l'œuvre d'un écrivain en chambre, dans le secret de son cabinet. Ils ont été dits, clamés, et même joués, dans la rue, sur les places, aux carrefours. Tout le peuple a été témoin de ce qu'ont dit Amos, Osée, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel. Personne ne peut le nier, et d'ailleurs personne ne le tente. » (p. 318)
En insistant sur la portée universelle de la parole créatrice exposée au grand jour par les prophètes, Tresmontant éclaire d’une lumière nouvelle le sens de la « Révélation », pensée comme la « communication d'une connaissance (Norme, code), d'une science, qui édifie une structure (=création). (p. 115)
À l’envers, « Le faux prophète est celui qui parle et enseigne « à partir de son propre cœur » (p. 144) ; le prophète hébreu n’est donc pas un romantique : il parle avec un « cœur intelligent » pour reprendre la formule biblique bien connue.
Ce qui frappe en retour le chercheur Tresmontant, c’est la « résistance violente, constante, acharnée, systématique à l'enseignement que les vrais prophètes communiquent. » (p. 150) ; l’enseignement est si fort, si exigeant, que le peuple d’Israël lui-même n’accepte pas la parole prophétique, ce qui conduit Tresmontant à reconnaître que « Ce n'est pas le peuple juif qui a conçu et produit la Torah, car s'il l'avait conçue et produite il ne s'y serait pas opposé. Elle vient d'ailleurs. » (p. 188)
Le sens de la prophétie se trouve ici reconsidéré : la prophétie n’est plus une forme de vision totalement arbitraire d’un Dieu despote mais annonce de l'avenir dans un but pédagogique, la seule vocation inscrite dans le cœur de l’homme, celle d’une croissance vers une nouvelle humanité. (p. 266) ; ce point sera davantage exploré dans son livre Le prophétisme hébreu en 1982.
Conclusion
Si l’on doit le concept de Dieu créateur à la métaphysique biblique, Tresmontant se propose de révéler, en raison, l’histoire du peuple hébreu, afin de mettre en lumière son message offert à l’homme.
Ce message est, selon Tresmontant, proprement inspiré, c’est-à-dire informé par Dieu. De ce point de vue, le Verbe qui crée le monde poursuit son œuvre en invitant l’homme à coopérer à sa création tout entière. Israël constitue un phylum, une mutation dans l’histoire de l’humanité, qui est d’autant plus exigeante qu’elle se heurte à des résistances souvent violentes issues de la vieille humanité. De cette opposition entre « paganisme » et « Révélation », Tresmontant y voit un surcroît de sens hautement significatif touchant à la vérité du surnaturel biblique dans l’histoire, le « fait de la Révélation ».
Table des matières :
Introduction : le Problème
Première partie : les caractères et les modalités de la Révélation
-
Le fait d’Israël : une mutation
-
Révélation et information
-
La conception spinoziste du prophétisme
-
La communication d’une norme : la Torah
-
Continuité et développement
-
La résistance à l’information
-
Dieu se fait vérifier dans l’histoire d’Israël
Deuxième partie : Le contenu de l’enseignement des prophètes d’Israël
-
La création d’Israël
-
L’infidélité à la norme constitutive
-
La persécution
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Le châtiment des persécuteurs
-
Le retour
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Le salut des nations
-
L’argument prophétique