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- Lettre de Yves Tourenne -

« Comment Claude Tresmontant m’a sauvé la vie »

Agrégé de philosophie et docteur en théologie, Yves Tourenne est frère franciscain et prêtre, rattaché au séminaire diocésain de Bayonne. Premier prix au Concours général de philosophie en 1972, il professe alors un athéisme radical et nihiliste, agressif, qui le conduit à vouloir « tout foutre en l’air », la société comme lui-même… L’homme, pour lui, n’est qu’un accident de l’Histoire, un « être pour la mort » selon Heidegger. C’est dans cet état d’esprit qu’il monte à Paris et décide d’entamer des études de philosophie à la Sorbonne. Sa rencontre avec le professeur Claude Tresmontant va bouleverser sa vie… Voici le récit de cette conversion, qu’Yves Tourenne nous a fait parvenir sous la forme de lettre manuscrite.

Emmanuel Tresmontant

soleil1

« Soleil 1 », peinture de Marie-Aimée

«  Je suis né en 1953 dans la bonne ville de Libourne dans le département de la Gironde, à 40 km de Bordeaux. Mon père était girondin, ma mère béarnaise (c’est à elle que je dois mon accent). Mes parents avaient ceci de singulier qu’ils étaient sympathisants communistes mais « croyants » au fond d’eux-mêmes, sans toutefois être « pratiquants ». Le communisme était à leurs yeux un idéal de justice sociale, un moyen de combattre l’exploitation de l’homme par l’homme. Chrétiens de gauche, comme il y en avait beaucoup à l’époque, ils laissaient l’athéisme aux intellectuels du parti, cela ne les intéressait pas… Dieu et Marx allaient de pair dans leur coeur, la société sans classe à laquelle aspiraient les Marxistes étant une ébauche du royaume de Dieu à venir (où il n’y a plus ni maître, ni esclave)… Ils m’ont ainsi éduqué sans contraintes en me laissant libre de décider. Adolescent, je me suis pris de passion pour le surréalisme et ai rejeté avec horreur le christianisme. En 1973, je me suis inscrit comme étudiant en philosophie à la Sorbonne, qui était alors en plein bouillonnement intellectuel. C’était après 1968. Avec mes camarades, je professais un athéisme intégral et violent, ma vie n’avait aucune valeur. Dans ma tête, c’était un mélange explosif d’idées venant de Nietzsche, de Georges Bataille et de Kierkegaard. Je vivais dans l’impureté et le désespoir. C’était une époque où les suicides d’étudiants étaient monnaie courante, on n’y prêtait pas attention. 

Un jour, à la rentrée de l’année universitaire 1975-176, je passe devant le tableau où étaient inscrits les cours proposés par les professeurs. Je vois qu’un certain professeur de philosophie médiévale, Claude Tresmontant, va faire un cours sur « la connaissance de Dieu à partir du donné fourni par les sciences de l’univers et de la nature ». Tiens, me dis-je, voici un Catho qui a l’air un peu moins con que les autres ! Je suis donc allé assister à son cours. Et comme il est écrit au début de l’évangile de Jean : j’ai vu… J’ai vu un homme posé, beau de visage, serein, qui répondait aux provocations des étudiants avec calme. Il n’y avait dans son discours aucune allusion à « la foi », tout était rationnel, il n’avait pas peur de parler de la question de l’être et d’employer le mot de vérité, c’est-à-dire : ce qui est. Or pour moi, la « vérité » était une question nulle (elle l’est d’ailleurs pour la plupart des philosophes d’aujourd’hui). D’un côté, j’étais fasciné par ce que j’entendais, par cet homme qui m’ouvrait des perspectives nouvelles, de l’autre, je sentais en moi une résistance très dure, à la fois intellectuelle et spirituelle… Le fait de ma conversion, ce fut ceci : athée en novembre 1975, je lus (sur le conseil de Claude Tresmontant), les livres de Teilhard de Chardin pendant les vacances de Noël. En 1976, j’étais devenu chrétien. 

Bien sûr, ce ne fut pas sans douleurs, ni sans tentation de recul. 

Après-coup, je me dis ceci : Claude Tresmontant a été le seul instrument providentiel par lequel le Seigneur pouvait me tirer de la mort spirituelle qui est la pire des morts. Tresmontant, en effet, ne parlait jamais en terme de « morale », ni de « foi » : je ne l’aurais pas supporté ! Il parlait en métaphysicien, fermement, humblement, en mettant en lumière les erreurs de Spinoza, Kant et Nietzsche. C’est par lui que j’ai été converti au Réel et ainsi, à la Création et au Créateur… 

Tresmontant était tout sauf un penseur subjectif, ou un écrivain du journal intime. C’était un serviteur du Réel en train d’être créé, il nous ouvrait au splendide univers. Il ne se prenait pas pour un maître mais se voulait transparent au seul Maître selon la parole qu’il citait volontiers : « et ne vous faites pas appeler professeur, car votre professeur il n’y en a qu’un seul, c’est le Mashiah » (Matthieu, 23, 10, dans sa traduction).

 

Le fait qu’il soit né dans un milieu athée et communiste a sans doute aussi joué pour moi : il me réconciliait avec mes parents. Jeune, il a connu l’athéisme de l’intérieur, comme moi. D’où son souci d’écrire, de penser et d’enseigner la pensée chrétienne pas seulement pour les gens de l’intérieur de l’Eglise, mais aussi pour tous ceux de l’extérieur (comme il le fait dans son livre Les Premiers éléments de la Théologie paru en 1987). Il a vécu une vie de laïc. Il savait parler aux non croyants, aux athées et aux sceptiques en se plaçant sur le terrain du Réel… Sa conviction était « qu’on ne recevra le christianisme que s’il est vérifié comme vérité. »

 

Peu avant sa mort, qui fut pour moi un bouleversement, j’allais le voir. Je n’étais pas heureux en enseignant ce qui ne correspondait pas à ma vocation. Lui, il cherchait à penser le Christ Jésus avec la plus grande exactitude, selon la pensée de l’Eglise de Rome. De cette rencontre, je sortis apaisé. Il avait une grande pudeur. Sa parole et ses conseils étaient réconfortants. Après sa mort, alors que j’étais en pleine détresse spirituelle et intellectuelle, je me suis plongé à nouveau dans son oeuvre, je me suis souvenu de sa personne, de ses cours, cela m’a fait du bien et m’a réorienté. Je suis sûr qu’il m’a protégé, comme il l’avait fait bien avant, en 1975. Sans lui, j’aurais pu me perdre, perdre la vie. Il estimait à juste titre que les catastrophes politiques et morales ou spirituelles viennent toujours d’une erreur ou d’une errance de la pensée. J’ai connu cette errance !

 

Ce que fut Claude Tresmontant et ce qui restera de lui au XXIème siècle ? A mon avis ceci : il aura tenté de penser le christianisme catholique en l’inscrivant dans l’Histoire de l’Univers physique, sans confusion et sans séparation.

En somme, la question qu’il pose, est celle-ci : quel christianisme est digne d’un tel univers né voici 14 milliards d’années et dont l’histoire se continue sous nos yeux ? Je pense qu’il aurait répondu comme Paul le fait aux Colossiens et comme Jean dans le prologue de son Evangile : il faut tenir ensemble le Christ créateur et rédempteur, premier né de toute la réalité visible et invisible.

A la suite de saint Thomas et de Jacques Maritain*, Tresmontant a voulu penser l’armature métaphysique capable de porter la vision chrétienne de l’Homme, celle d’un être inachevé ayant une destinée unique, car appelé à se métamorphoser pour entrer dans la vie du Créateur.

Après la célébrité des années 1970, Claude Tresmontant connut à partir de 1980 une traversé du désert, il fut dépouillé de toute gloire mondaine et ecclésiale. Le Christ était sa passion, son plus haut désir et l’objet de toute son intelligence. Sa vie fut alors celle d’un laïc catholique, abandonné, rejeté, oublié. Quelle injustice ! Je connais moi-même ce dépouillement, alors aidez-moi, Monsieur Tresmontant à suivre le Christ et à le penser !

 

Dans mon livre Introduction à la métaphysique de Claude Tresmontant paru chez Lethielleux en 2010, je me suis efforcé de faire connaître son oeuvre à des lecteurs neufs. François-Xavier de Guibert, son éditeur fidèle et loyal, dit dans sa préface ceci : « Pour Claude Tresmontant, le discrédit jeté sur la raison a pour conséquence inévitable le discrédit de l’oeuvre de la Création elle-même. » L’état actuel dans lequel se trouve notre planète en est la preuve. 

 

*Il faut sans cesse le rappeler : Tresmontant était thomiste par sa théorie réaliste de la connaissance selon laquelle le réel de l’univers précède le sujet connaissant et informe son intelligence. La Nature est informée, elle contient un enseignement bien avant que le savant ne le découvre ! Dans Problèmes de notre temps, il écrit : « Notre mère à tous, la Nature, a inventé l’ADN il y a quatre milliards d’années, elle est capable de faire en silence ce que tous les laboratoires et tous nos savants avec toute leur intelligence ne sont pas capables de faire… »

Tresmontant, à mon avis, rejoignait ainsi  François d’Assise qui chantait : « Loué sois-tu mon Seigneur pour notre soeur notre mère la terre qui nous soutient et nous gouverne et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe. »

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