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- Quels livres lire
pour entrer dans la pensée
de Claude Tresmontant ? -

Par Emmanuel Tresmontant

De 1953 à 1996, Claude Tresmontant a publié 45 livres et une bonne centaine d’articles. On comprend donc la perplexité de  « l’honnête homme » du XXI e  siècle qui serait désireux de trouver la porte d’accès la plus facile à cette œuvre tellement féconde et diverse ! Mon premier conseil serait de laisser faire le « destin » et de commencer par le premier livre qui vous tombe sous la main (il n’y a pas de hasard), chaque lecteur de Claude Tresmontant ayant vécu ainsi cette expérience d’une rencontre intellectuelle, totalement inédite et imprévue (un livre trouvé dans un grenier ou chez un bouquiniste), synonyme de secousse sismique intérieure car, aujourd’hui plus qu’hier encore, la pensée de Claude Tresmontant vaut et pèse en ce qu’elle procure à chacun de nous la certitude que la philosophie sert bien à quelque chose, contrairement à ce qu’insinue l’ambiance mortifère actuelle selon laquelle tout se vaut et rien n’est vrai ni certain… Jacques et Raïssa Maritain, il y a plus d’un siècle, avaient failli mourir car la pensée dominante de l’époque était le matérialisme athée, le rejet hystérique de toute métaphysique, et c’est Henri Bergson qui les avait sauvés du suicide. Bergson, qui fut aussi le maître à penser de mon père… L’œuvre de Claude Tresmontant est un tout organique et homogène, malgré toutes ses ramifications, c’est un arbre qui donne beaucoup de fruits : n’importe quel livre vous conduira donc au cœur de sa pensée !

Linceul de Turin

Le Linceul de Turin

Si l’on survole cette œuvre d’une façon panoramique, on voit bien que, partant d’un tronc commun (la découverte de la pensée hébraïque) elle s’est développée en trois branches, trois parties ou trois moments distincts.


1/ Il y a d’abord l’œuvre proprement philosophique, qui est l’œuvre du commencement. Sa thèse de doctorat de 750 pages, intitulée La Métaphysique du Christianisme et la naissance de la philosophie chrétienne, soutenue en 1961 sous la direction de Paul Ricoeur, face à un jury de philosophes éminents mais convaincus que la notion de philosophie chrétienne n’a aucun sens… est déjà un manifeste, un retour à l’orthodoxie chrétienne (« quand Notre-Dame venait d’être construite, que les cathédrales étaient blanches et que les philosophes pensaient clair »). Cette pensée chrétienne, qui puise ses racines dans la Bible, et dont il démontre qu’elle ne doit rien à l’hellénisation du christianisme, elle n’a jamais été aussi vraie qu’aujourd’hui : ce sera tout son combat…


2/ Il y a ensuite l’œuvre théologique. (Dans sa monumentale Histoire des croyances et des idées religieuses publiée chez Payot, Mircea Eliade présente ainsi Claude Tresmontant comme « un grand théologien catholique »).


3/ Il y a enfin le gigantesque travail de traduction des Évangiles (du grec à l’hébreu et de l’hébreu au français) inauguré par Le Christ hébreu (en 1983).

 

En résumant très grossièrement, je dirais que le philosophe a démontré le fait de la Création. Le théologien a établi le fait de la Révélation (de Dieu au peuple d’Israël). Le traducteur, quant à lui, a retrouvé la langue du Christ, l’hébreu d’origine, qui n’était pas une langue morte mais une langue vivante : c’est dans cette langue que le message de Dieu nous a été adressé, et c’est la raison pour laquelle le sens originel et exact de chaque mot vaut son pesant d’or ! Dans tous les cas, nous sommes en présence d’une œuvre essentielle et vitale. Claude Tresmontant, en 2021, est pour nous un guide, un médiateur, un intermédiaire. Il nous prend par la main (si nous voulons bien la lui donner) et il nous rappelle quelques vérités oubliées. L’oubli et le silence total qui ont enveloppé son œuvre sont la preuve que, comme l’écrivait Jean, « la lumière dans la ténèbres a resplendi et la ténèbres ne l’a pas reçue » (Jean, 1, 5).

Les problèmes de l’athéisme

S’agissant de l’œuvre philosophique à proprement parler, je conseillerais en guise « d’amuse-bouche » la lecture d’un livre majeur qui n’a pas pris une ride à mes yeux et que les penseurs athées (ou sceptiques) à la mode d’hier et d’aujourd’hui n’ont jamais pris la peine de réfuter (cela demanderait un peu de concentration) : Les Problèmes de l’athéisme (Seuil, 1972). Le premier aurait dû être lu par Michel Onfray (il n’est pas trop tard !), ou, s’il l’a lu, on peut s’étonner du fait que notre plus célèbre philosophe de France n’ait jamais su trouver les arguments pour y répondre frontalement, car Claude Tresmontant y démontre de façon calme, rigoureuse et définitive, l’impossibilité intellectuelle de l’athéisme, sa dimension magique et irrationnelle : à travers les âges, des premiers penseurs grecs (Thalès, Héraclite, Parménide…) à Marx,Nietzsche, Heidegger et Sartre, l’athéisme n’a jamais été autre chose, en réalité, qu’un panthéisme (l’univers divinisé) et plus encore, une théogonie, car l’athéisme est une doctrine selon laquelle il n’y a rien d’autre que l’Univers… Or l’Univers a une histoire, c’est indéniable, il est apparu par étapes, peu à peu, d’abord lumière, ensuite matière de plus en plus organisée et complexe, jusqu’à l’apparition de la vie et du cerveau de l’homme doté de x milliards de neurones, il faut donc bien que l’Univers divin se soit donné à lui-même quelque chose qu’il n’avait pas, au cours du Temps, ou qu’il se soit donné quelque chose qu’il avait déjà, ce qui est impossible, dans les deux cas : Tresmontant rappelle ainsi que Parménide, le père du rationalisme occidental, l’avait bien compris et formulé : le Cosmos, s’il est divin, ne peut évoluer, il ne peut commencer, il ne peut avoir d’histoire, il doit rester en lui-même, stable et fixe, éternellement ! L’évolution, l’usure du temps, la mort elle-même ne sont que des apparences…

 

C’est toute la philosophie de Platon qui est contenue-là en germe !


L’athéisme, qu’il soit ancien ou moderne, montre Claude Tresmontant, est donc incapable de penser l’Univers tel qu’il est. Il est incapable d’expliquer ce surgissement continuel et ininterrompu d’informations et de messages nouveaux au cours du Temps. L’athéisme est surtout incapable de penser la vie. Au contraire, il épuise le goût de vivre… Car il n’y a pas d’espérance. Tout est soumis à l’usure et à la dégradation. Nous sommes des êtres pour la mort. À l’inverse, écrit-il, le judaïsme et le christianisme sont essentiellement révolutionnaires car ils sont une doctrine de la Création. L’Homme, selon la philosophie juive et chrétienne, est capable de continuer la Création et d’introduire une information nouvelle dans l’Histoire qui est la sienne. « La révolution ne consiste pas essentiellement à détruire des êtres, mais à créer une humanité nouvelle : c’est justement ce qui, depuis saint Paul, définit le christianisme. »

Les métaphysiques principales

Pour mon ami le professeur Georges-Elia Sarfati, qui fut étudiant de Claude Tresmontant à la fin des années 1980, « Les Métaphysiques principales sont son maître-livre, un livre de la maturité, très synthétique, que tous les élèves et étudiants de France devraient lire et étudier. Ce livre aurait dû lui valoir à lui-seul d’être nommé professeur au Collège de France. » Je partage évidemment son avis. Publié en 1990 aux éditions O.E.I.L (qui était alors le nom de la maison d’édition fondée par François-Xavier de Guibert) cet « essai de typologie » (sous-titre donné à l’ouvrage) concentre en effet une vie de méditation. La clarté de sa langue et de sa pensée est telle que tout honnête homme, même non formé à la philosophie, peut le lire sans difficulté. C’est en fait à une véritable promenade philosophique que nous convie l’auteur à travers les siècles et les millénaires. Qu’il s’agisse de l’Inde, de la Chine, de la Grèce, de l’Égypte ou d’Israël, Claude Tresmontant montre que la pensée humaine s’est formée à partir d’un socle commun, qui est une évidence au-delà de laquelle on ne peut pas aller : « à partir du néant absolu, il est impossible de concevoir le commencement ou le surgissement de quoi que ce soit. »


Par conséquent, il n’y a jamais eu de néant absolu… Car si tel avait été le cas, « un jour », aujourd’hui encore, il n’y aurait rien, et nous ne saurions pas là ! Donc, il y a toujours eu quelque chose. Donc quelque chose est nécessaire… (contrairement à ce qu’ont cherché à nous faire croire les philosophies de l’absurde au XX e  siècle). Mais quoi ?


C’est en tentant de répondre à cette question que divergent les différentes métaphysiques apparues au cours des trente derniers siècles sur notre planète. Mais sur l’impossibilité qu’il y ait eu un jour du néant absolu, toutes les métaphysiques sont d’accord.


Faisons une parenthèse. Qu’est-ce que la métaphysique ? Comme le mot a pris une connotation négative, comme si l’on était confronté à une discipline abstraite et stérile, Claude Tresmontant exhume un passage de saint Thomas qui répond lumineusement à cette question. Pour Thomas, il existe deux manières de concevoir l’être. D’une part, il y a notre monde, qui comprend une multitude d’êtres (animaux, humains, terre, mer, feu, vent, etc.) et face à chacun de ces êtres, l’intelligence humaine se demande : qu’est-ce que c’est ? Cela, c’est, si l’on veut, le point de départ de toute science de la nature. Aristote, de ce point de vue, fut le premier penseur naturaliste. Mais d’autre part, il y a l’être en tant qu’acte d’exister, et cet être, l’intelligence humaine se demande tout aussi naturellement ce qu’il est, d’où il vient… Qu’est-ce qui est à l’origine de cet être, de cette vie, qu’est-ce qui en est la cause ? C’est cela, la métaphysique.


La force de Claude Tresmontant est de démontrer que les métaphysiques, telles qu’elles se sont développées au cours de ces trente derniers siècles, ne sont pas en nombre indéfini (contrairement à l’idée répandue selon laquelle chacun pourrait se fabriquer sa petite spiritualité personnelle, en piochant à droite et à gauche, dans le supermarché des philosophies !), mais, au contraire, qu’il n’en existe que quatre types, bien identifiés. Je pourrais continuer à vous résumer ce livre, mais ne vaut-il pas mieux que vous le découvriez vous-mêmes ? Vous ne le regretterez pas !

Enquête sur l’Apocalypse

Je ne sais pas à combien de millions d’exemplaires s’était vendu le Da Vinci Code… Mais ce que je sais, c’est qu’Enquête sur l’Apocalypse, publiée en 1994, et qui a dû se vendre à quelques milliers d’exemplaires à peine, se lit comme un roman ! Ce n’est évidemment pas le livre de Claude Tresmontant que l’on devrait recommander en première lecture. Pourtant, il m’a toujours fasciné, peut-être parce que je me souviens de mon père qui m’en parlait, alors qu’il était en train de l’écrire, après avoir pris sa retraite, et qu’il se comparait au lieutenant Columbo, récoltant des indices afin de comprendre la signification ultime de ce texte incroyablement obscur et ésotérique (que même Denys, évêque d’Alexandrie, à la fin du III e  siècle, avait renoncé à déchiffrer !). Plus encore que Le Christ hébreu, Enquête sur l’Apocalypse reconstitue toute une époque, celle qui a précédé le siège et la destruction de Jérusalem par les légions romaines. L’auteur situe donc ce texte dans son temps si particulier, dans son milieu historique et politique, avec ses nouveaux chrétiens persécutés par les hautes autorités sacerdotales de Jérusalem et par la dynastie criminelle des Hérode, tout cela sous la surveillance des Romains. Claude Tresmontant nous fait sentir cette ambiance oppressante et nous montre que l’Apocalypse, en réalité, a été écrite en langage codé, en pleine terreur, au cours des années 50. L’auteur de ce texte est Iohannan, kohen gadôl (grand prêtre) en 36-37, l’auteur du quatrième évangile, qui se réfère à des événements connus des gens auxquels il s’adresse, qui connaît par cœur la Bible hébraïque et ses symboles. Claude Tresmontant recoupe et éclaire ce texte avec celui de l’historien juif, devenu citoyen romain, Flavius Josèphe, qui a été le témoin direct de la prise et de la destruction de Jérusalem, événement capital qu’il relate dans La Guerre des Judéens. C’est l’occasion pour Claude Tresmontant de donner la mesure de son talent d’enquêteur… À tous ceux qui affirment que l’hébreu était une langue morte, il montre que cet historien, nommé Josèphe, a bien écrit son récit en hébreu, en 70 (sous-entendu : au même moment que les Évangiles). Il en donne une preuve savoureuse : au moment du siège de la ville, les Romains avaient placé des dizaines de catapulte énormes capables de propulser de pierres de 26 kilos à plus de 170 mètres. Quand ses pierres étaient lancées, elles sifflaient dans l’air. Les Judéens, au-dessus de leurs murailles, donnaient alors l’alerte en criant : « attention, le fils arrive ! ». Des générations de commentateurs se sont interrogés sur cette expression bizarre. Claude Tresmontant est arrivé. En hébreu, la pierre se dit ha-eben, le fils se dit ha-ben. Preuve que le livre de Josèphe a bien été traduit de l’hébreu au grec : pendant qu’un lettré lisait le texte original, un autre traduisait en grec, et un troisième écrivait. Le traducteur a entendu ha-ben (le fils) au lieu de ha-eben (la pierre)…


Tresmontant nous montre qu’il en a été exactement de même avec tous les Évangiles et l’Apocalypse. Les erreurs sont dues à des fautes de traduction.

 

L’Apocalypse est un texte prophétique qui annonce aux premiers chrétiens la destruction de Jérusalem et de son temple. Son auteur, Iohannan, ne prévoit donc pas la fin du monde, il conjure ses amis de prendre la fuite pendant qu’il en est encore temps… Claude Tresmontant met à jour quantité de passages dont la signification restait cachée, comme celui-ci, sidérant, qui décrit la toile de lin conservée à Turin sur laquelle l’image du corps et du visage du Christ a été « imprimée » comme un négatif photographique : « Sur sa tête plusieurs couronnes, sur lesquelles un nom est écrit (trois lettres sur l’arcade sourcilière gauche : iod, schin, aïn = IESCHOUAH) que personne ne connaît si ce n’est lui-même, et il est revêtu d’un manteau trempé de sang et il est appelé, son nom : la parole de Dieu » (Apocalypse, 19, 12).

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