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- L'homme et la femme, selon Claude Tresmontant -

Par Emmanuel Tresmontant

La relation entre l’homme et la femme est présentée aujourd’hui comme une « guerre des sexes », comme si l’homme était depuis toujours un prédateur et la femme une victime, comme si nous appartenions à deux espèces ennemies pouvant fort bien vivre l’une sans l’autre. Claude Tresmontant était un philosophe chrétien, un métaphysicien et un théologien, mais il était aussi un anthropologue nourri à la source de la Bible hébraïque pour laquelle la relation d’altérité qui existe entre l’homme et la femme est un « mystère », un secret intelligible et riche de contenu, un sacrement (le latin sacramentum traduit le grec mysterion), menant à une connaissance transcendante. 

Cette façon de voir les choses me semble très originale et d’une grande portée philosophique. Mais avant d’exposer les idées qui étaient les siennes à ce sujet, j’aimerais esquisser un rapide portrait psychologique de mon père, dont le trait dominant était la sensibilité et la pudeur, mais aussi un amour profond de la vie, même si ses dernières années furent marquées par la solitude et l’amertume de voir son oeuvre complètement ignorée.

ciel sur mer

« Ciel sur mer», peinture de Marie-Aimée

Dans son enfance, mon père a été marqué par deux figures féminines hors du commun. Sa mère, Louise Lacoley, était une intellectuelle engagée, brillante et parlant plusieurs langues, passionnée par la question de la pédagogie. Journaliste, libraire et secrétaire à l’ambassade de France à Berlin, c’était une femme de son temps, assoiffée de liberté, qui eut des amants, et dont la vie très mouvementée m’a été dévoilée l’an dernier, à ma stupéfaction, par une chercheuse allemande de l’université de Frankfort, la professeure Gina Weinkauff, qui m’a fait part de ses découvertes récentes : proche des communistes, Louise était surveillée à la fois par les services secrets français (qui la soupçonnaient d’être une espionne au service des Nazis) et par la Gestapo. Elle n’est pas morte de tuberculose comme on le croyait, mais de mort violente, par arme à feu, en 1936, près de Berlin. Gina Weinkauff est convaincue qu’elle a été assassinée pour des raisons politiques. 

 

Un an avant, heureusement, Louise avait pris l’initiative de mettre son petit Claude (né en 1925) à l’école Freinet, à Vence, où l’enfant se prit d’amour pour sa « deuxième mère », Elise Freinet, épouse de Célestin Freinet. Il l’initia au dessin, à la peinture, au travail manuel, au jardinage et à l’amour de de la nature. Ces deux figures de femmes libres, engagées, fortes et insoumises ont, j’en suis persuadé, joué un rôle essentiel dans la formation intellectuelle du jeune Claude Tresmontant.

 

Quand il se convertit au christianisme à l’âge de 18 ans, mon père considère ainsi la femme comme l’égale de l’homme, sans la moindre ambiguïté. Dans les conversations que j’avais avec lui et qui m’ont marqué pour la vie, il insistait sur le fait que le Christ n’était pas un bigot ni un puritain, aux sens anglo-saxon et musulman du terme, et qu’à aucun moment la sexualité n’est présentée dans les évangiles comme un problème central ni comme le chemin de la perdition (contrairement aux sottises colportées par Nietzsche et ses disciples*) : Ieschouah parle à la Samaritaine qui a eu cinq hommes, il ne juge pas non plus la femme adultère qu’il sauve de la lapidation, il se laisse laver et parfumer les pieds par une prostituée à qui il promet sa place au paradis. Pour Claude Tresmontant, dans l’histoire du christianisme, les femmes sont allées souvent plus loin que les hommes dans l’exploration du mysticisme qui est pour lui « la science de la genèse de l’homme nouveau, créé nouveau dans le Christ. » 

 

Il me dit un jour qu’il avait songé à vingt ans à entrer dans les ordres et à devenir évêque, mais comme la solitude lui pesait et qu’il souhaitait fonder une famille, il s’est marié avec ma mère et ses enfants furent sa passion. 

 

Claude Tresmontant a toujours insisté sur le fait que l’amour physique était chez les Hébreux un « mystère », c’est-à-dire une connaissance. « Abraham a connu Sarah. » Les Hébreux ignoraient le dualisme âme - corps des anciens Grecs pour qui le corps n’était qu’une guenille et un obstacle à la connaissance. C’est pourquoi ils parlent de l’union physique comme d’une connaissance mutuelle et réciproque : l’amour physique est l’union de deux âmes vivantes, et non de deux corps inertes comme le pensaient les Gnostiques. Claude aimait citer Claudel qui, à ses yeux, avait su retrouver le sens biblique de l’amour charnel aux antipodes du dualisme manichéen qui gangrène la pensée occidentale depuis ses origines : « Il ne connaîtra donc pas ce goût que j’ai ? » dit Dona Prothèse dans Le soulier de satin

 

Mon père pensait que l’amour physique entre l’homme et la femme est « le mystère le plus élevé dans l’ordre naturel », c’est pourquoi la Bible hébraïque lui consacre un livre entier : le Cantique des cantiques qui est une métaphore de l’union entre Dieu, le créateur de l’Univers, et son peuple.

Mais il pensait également que l’importance donnée par notre société à l’amour physique cache mal, en réalité, un certains mépris pour cet amour, car il n’y a pas d’amour véritable sans pudeur (la pudeur étant justement le sentiment de ce qui est sacré !) : « nos contemporains n’estiment pas assez l’amour physique, ils en parlent beaucoup, mais au fond d’eux-mêmes, ils le méprisent : il suffit pour s’en rendre compte de voir en quels termes ils en parlent ». 

 

Au cours d’une discussion avec lui, je fus étonné de l’entendre me dire qu’il avait été influencé dans sa jeunesse par Schopenhauer à qui il devait cette idée centrale : « quand la femme regarde un homme, et qu’elle ressent de l’amour pour lui, elle a l’intuition biologique du message qu’elle peut en recevoir. Il est probable, me disait mon père, qu’un signe certain qu’une femme aime un homme, c’est qu’elle désire un enfant de lui, c’est-à-dire un enfant dont cet homme ait fourni l’Idée directrice. » Autant dire qu’il est impossible aujourd’hui de tenir de tels propos sous peine de se voir traîné devant le tribunal médiatique !

 

Mais l’aspect le plus « inactuel » et « anti moderne » de la philosophie de Claude Tresmontant, porte évidemment sur la question de l’avortement qui est aujourd’hui une question taboue, au sens le plus archaïque du terme : on n’a pas le droit d’en parler sous peine d’être châtié, brûlé en place de Grève et exclu de la cité. C’est là où sa pensée heurte de plein fouet l’idéologie dominante, sans compromis possible. Mon père m’en parlait avec émotion et colère, comme si nos sociétés actuelles portaient une très grande responsabilité dans ce qu’il considérait comme un génocide. Dans une de ses chroniques parues dans La Voix du Nord, dans les années 1980, il notait ainsi que, si l’on est contre la peine de mort (ce qui était évidemment son cas) encore faut-il poser le problème dans son intégralité : on ne peut pas d’un côté abolir la peine de mort pour les pires criminels et de l’autre continuer à l’appliquer aux enfants innocents qui sont dans le ventre de leur mère et qui ne demandent qu’à vivre. A quel moment un enfant a-t-il droit au statut juridique de personne, à partir de quand, à partir de quel poids ? Pourquoi tuer un enfant hors du ventre de sa mère est-il un crime alors que le tuer dans le ventre de sa mère est autorisé ? C’est le genre de réflexion que nous n’avons pas le droit d’avoir. Nous sommes contraints au silence. Or, si nous sommes prompts à juger nos ancêtres coupables à nos yeux d’avoir cautionner le colonialisme et l’esclavage, qui nous dit que nos arrières petits enfants, dans un siècle, ne feront pas la même chose à notre sujet et ne seront pas horrifiés par notre aveuglement qui nous pousse à considérer l’enfant dans le ventre de sa mère comme un « tas de cellules » ou un « organe » dont ont peut se débarrasser à tout moment alors que le système nerveux de l’enfant est constitué très vite, au bout de deux ou trois semaines à peine ?

*Dans Les problème de l’athéisme, très grand livre paru en 1972, Claude Tresmontant se livre à une savoureuse « déconstruction » de Nietzsche, dont il rappelle les contresens énormes, comme celui-ci :  Nietzsche fait de Dionysos l’affirmation de la vie, contre Jésus, or, le culte de Dionysos dans la religion orphique professait la chute de l’âme dans la prison du corps, le caractère mauvais du corps et de la matière, l’ignominie de la sexualité qui perpétue cette prison de l’âme. C’est donc bien Dionysos qui crache sur la sexualité, pas le Christ ! Pour Claude Tresmontant, le christianisme, comme le judaïsme, exalte la beauté de la Création sous toutes ses formes (sexualité comprise) et s’est ainsi toujours opposé à la Gnose, au platonisme, au manichéisme qui, eux, au contraire, méprisent la nature et l’amour physique.

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