- Comment se pose aujourd'hui
le problème de l'existence de Dieu (1966) -
Recension
Par Jérémy Pichon
Introduction
Publié en 1966, Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu ? compte parmi les ouvrages les plus connus de Claude Tresmontant. Il comprend une série de conférences données par le professeur en 1965 auprès d’un public non spécialisé sur des sujets métaphysiques fondamentaux, en premier lieu l’éternelle question de l’existence de Dieu.
Question que l’on croit encore aujourd’hui dépassée mais qui demeure, selon Tresmontant, « la plus importante qui soit pour l’homme » (p. 3). L’ouvrage, très dense, permet au lecteur de se familiariser avec les avancées scientifiques qui ont bouleversé notre connaissance du temps et de l’univers dans l’horizon d’une démarche métaphysique, toujours d’actualité, sur la question de Dieu. Il s’agit donc d’une porte d’entrée idéale pour rentrer dans « la galaxie Tresmontant ».
D’emblée, il faut préciser que Tresmontant ne cherche pas à forcer les lois de l’Univers pour obliger en retour son lecteur à croire en l’existence d’un être nécessaire. Tresmontant entend plutôt faire honneur à l’intelligence dans son autonomie propre afin de nous libérer de tout préjugé tant sur la science que sur la métaphysique. Dans le fond, Tresmontant fait appel au bon sens et, par ce biais, déconstruit philosophiquement la métaphysique athée en proposant de repenser à nouveaux frais la question de Dieu grâce à un examen éminemment rationnel.
Sous cet angle, on peut dire que Tresmontant vient redorer le blason de la philosophie première, la métaphysique, et prend au mot le célèbre pari de Pascal : il respecte les règles du jeu de son adversaire athée, soit la méthode expérimentale ; selon Claude Tresmontant, en effet, Dieu est tout à fait pensable en dialoguant avec la science expérimentale.
C’est l’occasion pour le lecteur d’apprécier l’exigence de Tresmontant qui défend une philosophie de la nature cohérente en réponse à l’athéisme qu’il estime purement verbal et plus que jamais irrecevable sur le plan rationnel : « L'athéisme en fait est impensable, pour peu qu'on tienne compte du monde réel, et il n'a d'ailleurs jamais été pensé jusqu'au bout. » (p. 137)
Il reste à présenter ici les lignes de force de sa démonstration.
Ni concordisme, ni idéalisme : la méthode réaliste
L’ouvrage comprend trois étapes progressives qui visent à examiner si l’athéisme est pensable et si le monde avec tout ce qu’il contient peut être pensé comme existant seul.
La première étape qui ouvre le livre est intitulée « L’univers envisagé dans son ensemble ». Au cours de cette première étape, Tresmontant soutient comme point de départ une méthode philosophique rigoureuse qui ne se coupe ni des sciences ni ne leur demeure servile comme dans le cas du concordisme, doctrine moderniste du XIXe siècle qui vise à orienter, pour les valider, les Écritures Saintes en faveur des sciences de l’Univers et de la nature : « Ni séparation entre l’analyse philosophique et le donné découvert par les sciences, – ni servilité ou dépendance absolue par rapport à telle ou telle théorie éphémère. C’est entre le Charybde d’une philosophie séparée du réel découvert par les sciences, et le Scylla d’une analyse philosophique fondée sur des théories scientifiques fragiles et mouvantes, qu’il nous faudra naviguer et trouver notre chemin. » (p. 5)
Fort de cette méthode réaliste qui entend unir étroitement rationalité et observation du réel, Tresmontant précise ce qu’il entend par rationalité : une « fonction du réel » en s’inspirant de Bergson et du vocabulaire de Janet. Tresmontant se réclame plus directement d’Aristote dans son investigation du réel : « Les faits ne sont pas connus d’une manière satisfaisante et, s’ils le deviennent un jour, il faudra se fier d’abord aux observations plus qu’aux raisonnements, et aux raisonnements dans la mesure où leurs conclusions s’accorderont avec les faits observés » (Aristote, Génération des animaux, 760 b, 28)
Cette approche naturaliste vise à remettre en question ses propres résultats d’analyse quand le donné expérimental nous y conduit ; Aristote lui-même ne fait pas exception selon Tresmontant puisqu’il « a professé au sujet des astres des thèses philosophiques impossibles, inadmissibles : c’est qu’il ne les connaissait pas, il n’en avait pas une expérience suffisante. Les doctrines cosmologiques d’Aristote doivent donc être corrigées grâce à ce que nous savons aujourd’hui de l’univers. » (p. 67)
C’est dire si la méthode réaliste revendiquée par Claude Tresmontant répond à une autocritique permanente et se veut tout sauf dogmatique. Bien au contraire, elle nous invite à remettre en question nos propres convictions en matière de scientificité, ce qui est scientifique de ce qui ne l’est pas, notamment à propos du positivisme régnant :
« Si l'on affirme que la science expérimentale seule est connaissance authentique, et qu'en dehors d'elle il n'y a que littérature, on professe le positivisme et l'empirisme. C'est la philosophie que professent la plupart des savants aujourd'hui dans le monde, et il n'y a pas lieu de s'en étonner. Mais la question est de savoir si cette philosophie est vraie. » (p. 360)
Tresmontant revient dès lors sur le positivisme régnant qui entendrait épuiser toutes nos connaissances sur les phénomènes tout en se coupant de tout examen métaphysique au motif que la métaphysique n’aurait rien à voir avec le domaine expérimental. Le professeur n’hésite pas à égratigner au passage les revendications excessives de certaines disciplines dans leur effort à dire le réel ; ainsi des mathématiques qui, de ce point de vue, « cesseraient d'appartenir à l'ordre des sciences, puisqu'elles ne sont pas expérimentales. » (p. 39)
Sur ce point, Tresmontant bouscule son lecteur en l’invitant à ne pas se contenter du donné qui, précisément, est un don et non une matière autorégulatrice. C’est tout l’objet de la suite de son analyse.
L’athéisme impossible
En se « contentant » de l’univers, l’athéisme postule que la cosmogenèse est un processus autorégulateur. Selon Tresmontant, l’athéisme n’est pas à la hauteur de ses prétentions métaphysiques : l’athéisme, en effet, prétend qu’il n’y a pas de Dieu ni de divinité. Or, en se contentant de l’univers, on participe à diviniser celui-ci. C’est pourquoi Tresmontant en arrive à la conclusion que l’athéisme, si on se donne la peine de l’analyser philosophiquement, est un panthéisme. De l’aveu de Feuerbach : « L'athéisme est le panthéisme renversé » (p. 105) En retour, Tresmontant fait remarquer qu’« Il n'est pas si facile d'être athée, si l'on n'est pas panthéiste. » (p. 105)
C’est la raison pour laquelle Sartre constitue une cible privilégiée en tant que métaphysique athée pleinement assumée. De nombreux passages lui sont consacrés dans ce livre, notamment quand Sartre écrit que « l’être [et, à travers lui, l’univers], est en trop ».
Aux yeux de Tresmontant, l’univers n’est pas en trop, il est riche de significations et il convient donc de l’écouter avec patience comme on ausculte un corps vivant. En ce sens, dans son débat avec Sartre, Tresmontant rejoint tout à fait les positivistes quand ces derniers postulent avoir recours à la méthode expérimentale pour observer le donné, sans chercher à le mettre d’emblée hors-jeu : « Il est facile, très facile, de se dire athée. Il est plus difficile de penser le monde dans une perspective athée. » (p. 137)
Tirant les leçons de l’astrophysique moderne quand elle nous observe un commencement de l’Univers, Tresmontant affirme : « Si l'Univers a commencé, l'athéisme est impensable. » (p. 112)
Tresmontant associe volontiers métaphysique athée avec métaphysique idéaliste dans la mesure où l’idéalisme repose sur un système de représentation : « Le savant comme le sens commun part du donné. Le philosophe idéaliste part du sujet connaissant. » (p. 382)
Ce qui n’empêche pas bien sûr Tresmontant de montrer les limites de l’idéalisme et ses limites, parfois avec un brin d’humour : « Pauvre diplodocus : au temps où il recouvrait la terre, au Secondaire, il n'y avait pas encore d'homme pour le connaître et donc il n'existait pas. »
De fait, si notre époque « nominaliste a le plus grand mal à admettre qu'on puisse penser Dieu et le connaître sans se le représenter. » (p. 424), ce que retient Tresmontant de la métaphysique idéaliste, c’est qu’il y a une organisation de la matière qui échappe à l’analyse idéaliste au point que « le hasard ne peut pas rendre compte de la genèse d'un seul acide aminé. » (p. 197)
Dans la suite logique de son analyse, Tresmontant en vient à évaluer « L’apparition de la vie » selon le titre de la deuxième section de l’ouvrage, ce qui le conduit à envisager la question des probabilités afin d’examiner scrupuleusement la question du hasard postulée par et dans la métaphysique athée.
À cette fin, Tresmontant convoque la théorie des singes dactylographes du mathématicien Émile Borel ; dans son livre célèbre, Le Hasard, Borel a configuré en effet le « miracle » des singes dactylographes : la probabilité qu’un singe savant tape avec exactitude un ouvrage complet de l’Odyssée d’Homère est si faible que la chance que cela se produise au cours d’une période de temps de l’ordre de l’âge de l’univers est minuscule sinon impossible. « C’est ce que les biologistes appartenant à l’école dite « néodarwinienne » veulent nous faire avaler, parce qu’ils ne veulent surtout pas reconnaître qu’il existe un compositeur qui opère dans la nature. » (p. 520 Problèmes de notre temps).
Les néodarwiniens se prononcent en effet en faveur du hasard pour justifier les multiples erreurs de copie dans l’histoire de l’univers ; à l’appui des observations en biologie et en astrophysique, la notion de hasard qui ne saurait justifier, à ses yeux, une telle organisation : « L'univers est apparemment beaucoup trop jeune pour avoir eu le temps requis pour avoir eu quelque chance d'obtenir par hasard une seule cellule. Or il en a obtenu des milliards et des milliards, et mieux que cela : des organismes pluricellulaires. » (p. 199)
C’est dire si « non seulement la matière s'oriente d'une manière continue vers des structures de plus en plus complexes, mais, qui plus est, ce processus est accéléré. » (p. 199)
Puisque « La matière multiple ne suffit pas par elle-même à rendre compte de l'organisation de la matière. » (p. 227), Tresmontant est conduit à formuler un théorème que l’on pourrait nommer de manière posthume le « théorème de Tresmontant » : « La multiplicité des éléments intégrés dans une synthèse ne suffit pas, par elle-même, à rendre compte de cette synthèse. La synthèse – l'acte d'organiser –, transcende en quelque manière les éléments qu'elle intègre. » (P. 223)
De fait, si l’Univers ne peut pas être autosuffisant, c’est que le monde reçoit de l’information créatrice. Dans cette logique, Tresmontant pense que le monde est un « système évolutif, épigénétique à information croissante, reçoit l'information. » (p. 269) ; Tresmontant revisite ainsi le concept d’évolution créatrice élaboré par Bergson pour désigner une création progressive et l’associe dans l’histoire du vivant à une épigenèse, concept qu’il reprend essentiellement des travaux du zoologue Pierre-Paul Grassé, d’après lequel le développement de l'embryon se produit selon une différenciation graduelle des parties de celui-ci. (p. 465)
De la sorte, la troisième et dernière étape de l’ouvrage s’intitule « L’évolution biologique » et cherche à penser la complexification du vivant dans l’horizon d’une organisation intelligente en cours : « Une création est en train de se faire – ou d'être faite –, du simple au complexe, du diffus à l'organisé, du non-vivant au vivant et au pensant, du moins au plus. (p. 411)
Aux yeux de Tresmontant « L'univers n'est pas fait, mais se fait sans cesse. » (p. 449) ; « Nous sommes dans un monde en régime de création » (p. 9), ce qui revient à dire que « Nous savons que l'univers est cosmogenèse, histoire, processus. » (p. 94)
« Le problème de l'évolution biologique, c'est le problème posé par la croissance de cette information génétique au cours du temps. Car c'est un fait : au cours du temps, d'espèce en espèce, l'information génétique augmente, et elle commande à la construction d'organismes de plus en plus complexes et de plus en plus différenciés. » (p. 259)
Selon Tresmontant, en effet, l’univers évolue par étapes successives de plus en plus riches de significations jusqu’au phénomène anthropique, l’homme, animal capable de dire « je » par la conscience réfléchie.
Cette dernière étape dans l’analyse est extrêmement instructive dans la mesure où elle remet en question la métaphysique idéaliste qui s’avère être le centre de perspective, selon Claude Tresmontant, de toute la métaphysique athée.
Tresmontant assume le côté polémiste de ce qu’il appelle humblement ses « causeries » puisqu’il n’hésite pas à déconstruire la philosophie matérialiste alors à la mode dans les années 60, le marxisme. Il revient en effet sur les prétentions scientifiques du marxisme très à la mode en son temps. L’originalité corrosive du professeur consiste à déceler une position métaphysique chez les partisans de la fin de la métaphysique de sorte que le marxisme-léninisme n'est pas qu'une philosophie de l'histoire ou une philosophie politique ; c'est aussi une philosophie de la nature, laquelle comporte une conception du monde qui dépend de l'athéisme posé au départ. Le lecteur s’aperçoit ainsi que « Marx et Engels, qui refuseraient de dire que l'univers est divin, prêtent à l'univers, d'une manière gratuite et arbitraire, des caractères, des attributs, qui sont ceux de l'Être absolu, que les théologiens appellent Dieu. Les marxistes repoussent avec véhémence le terme de panthéisme, ils ne l'acceptent pas mais ils prêtent à l'univers exactement les caractères que les métaphysiques panthéistes prêtaient au cosmos : la suffisance ontologique, l'existence par soi, l'éternité, l'infinité. » (p. 105)
Selon la conception de l’univers de Marx, il y a autogénération (Selbsterzeugung) d’une matière incréée, autocréatrice, ontologiquement suffisante. (p. 225)
Tresmontant d’ajouter que la matière pour Marx est exactement la même chose que Dieu pour les théologiens. De fait, la cosmologie athée se révèle un panthéisme en tant que « pensée de la matière » (p. 226) très proche de l’animisme cosmique chez certaines sagesses orientales.
D’un strict point de vue philosophique, tout du moins d’histoire de la philosophie, on est en droit de rapprocher la pensée de l’univers de Marx de celle postulée par l’hylozoïsme, doctrine antique selon laquelle la matière est douée de vie, soit une des premières formes connues de panthéisme. (p. 268)
Fort de son analyse, Tresmontant conclut en l’existence de deux principales métaphysiques dans l’histoire de la pensée : la métaphysique panthéiste ou celle de la création. (p. 136)
Ce sera l’objet de son maître livre Les métaphysiques principales en 1989.
Conclusion
Cet ouvrage est essentiel pour qui veut découvrir la philosophie réaliste de Claude Tresmontant, laquelle surmonte les impasses de l’idéalisme et du positivisme. Contre toute philosophie séparée, Tresmontant cherche à unir expérience et métaphysique, conscient que « Le schizophrène n'est pas celui qui ne raisonne pas ou qui raisonne mal d'un point de vue purement formel, il est celui qui raisonne indépendamment du réel, en faisant abstraction du réel. »
À partir d’une méthode réaliste, patiente et attentive aux observations scientifiques, Tresmontant redonne une vitalité à la science métaphysique en considérant, d’une part que « L'athéisme pur est impensable. » (p. 412) et que « L'idéalisme est un docétisme de la création. » (p. 413)
En achevant son analyse métaphysique à l’appui des grandes découvertes scientifiques, Tresmontant déconstruit non seulement philosophiquement l’athéisme mais conclut en un « Être nécessaire » pour penser l’Univers, son histoire et son développement. De la sorte, Tresmontant ne défend pas du tout une théorie de « l’intelligent design », autre nom de la doctrine du concordisme qu’il a toujours rejetée (cf. La crise moderniste), mais une philosophie de la nature cohérente que l’on peut appeler une métaphysique de la création à condition d’y voir une évolution en train de se faire et certainement pas déjà toute faite, comme si Dieu se débarrassait de son œuvre une bonne fois pour toutes, ce qui serait, en soi, tout à fait contraire à la charité, « problème capital de la métaphysique chrétienne » (Maurice Blondel).
Loin donc de faire de Dieu un concept maniable à souhait au service de théories scientifiques, il voit dans l’organisation de la nature une action souveraine destinée à achever l’homme dans une union de charité à l’image d’une « Symphonie cosmique » (p. 411) en train de se jouer et à laquelle nous sommes invités à participer pleinement.
Table des Matières
Première étape : L’Univers envisagé dans son ensemble
Le point de départ
Supplément 1971
Le Problème de l’Être
Les métaphysiques qui tentent de déprécier l’existence de l’Univers
Ceux qui disent que le problème n’existe pas
L’objection kantienne
Le Monde est-il l’Être pris absolument ?
La critique bergsonienne de l’idée de néant
Le matérialisme marxiste
Examen du problème ontologique dans les divers modèles d’Univers
Un texte de Sartre
Le paralogisme de Laplace et le problème du temps
Les problèmes posés par la structure de l’Univers et de la matière
Deuxième étape : L’apparition de la vie
Il ne suffit pas de décrire l’histoire du processus
La tentative d’explication par le « hasard »
La « loi naturelle »
« Structure subsistante » et active
La synthèse du vivant
Supplément 1971
Création et fabrication
Un texte de Jean Rostand
Création immanente et continuée
Troisième étape : L’évolution biologique
Complexification et céphalisation
De nouveau la tentative d’explication par le « hasard »
Le passage du moins au plus
Théogonie ?
L’activité du vivant dans l’évolution selon Paul Wintrebert
Supplément 1971
Les résistances à l’idée d’évolution et les schèmes platoniciens
L’apparition de l’homme
La démonstration de l’existence de Dieu dans la perspective idéaliste
Encore Sartre
L’idéalisme et la temporalité cosmique
L’organisme humain
Organisme et machine
La conception cartésienne du « corps »
L’existence de l’âme
L’âme humaine et ses fonctions organisatrices et biologiques
Épilogue
Appendice I
Appendice II