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- Le bonheur, selon Claude Tresmontant -

Par Emmanuel Tresmontant

Malgré son mode de vie ascétique voué à l’écriture (dès six heures du matin), à la recherche et à l’enseignement, mon père n’était pas non plus un moine sec comme une trique. Il y avait aussi chez lui une sensualité et une gourmandise que l’on peut d’ailleurs deviner ici et là dans ses livres, notamment lorsqu’il fait l’éloge de la langue hébraïque, une langue simple, rude, savoureuse et qui restitue mieux qu’une autre, selon lui, la beauté de la création sensible.

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Claude Tresmontant aurait fort bien pu reprendre à son compte la formule de Voltaire (un auteur qu’il aimait beaucoup pour sa clarté, son humour et sa profondeur métaphysique) : « J’ai décidé d’être heureux, c’est bon pour la santé ! »

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Mon père aimait la Méditerranée, la Corse, les îles grecques ; au début des années 1960, avec ma mère et mes trois frères, il partait en train faire du camping au bord de la mer, un peu à la façon des vacances de Monsieur Hulot : à la bonne franquette, avec une cantine en fer remplie de livres et une grande bassine pour préparer des salades niçoises à l’huile d’olive de Provence… Il aimait nager et prendre des bains de soleil, c’était l’époque où naturisme et végétarisme allaient de pair ! Il faisait sa propre farine, allait acheter ses légumes et ses fruits à la Vie Claire ou chez les petits maraîchers d’île de France. Il appréciait le vin de Saint-Emilion, un bon cigare et une bonne pipe. Il faisait des cures de jus de raisin fraîchement pressé. Il aimait le violon de Menuhin, le piano de Rubinstein et écoutait le Requiem de Mozart tous les dimanche.

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« Yeu », peinture de Marie-Aimée

Il aimait la peinture de Braque, de Matisse et les portraits d’André Lhote (qu’il avait connu). Après sa mort, en 1997, j’ai eut la surprise de trouver dans sa maison de campagne de Saint-Vast-La-Hougue dans la Manche un très bel autoportrait peint sur toile : Claude Tresmontant peintre ! Qui l’aurait imaginé ? Je regrette de ne pas l’avoir emporté, qu’est-il devenu ? Mon père était aussi doué pour la photographie et il aimait filmer avec une petite caméra. Il adorait les films de Chaplin et avait été marqué dans sa jeunesse par Quai des Brumes de Marcel Carné qui lui semblait contenir une dimension prophétique. Dans le registre de la poésie, il aimait Mallarmé et Edgar Poe.

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Pour autant, Claude Tresmontant ne croyait pas au bonheur. Il me le disait ouvertement lors de nos conversations, et il l’a théorisé dans ses livres à plusieurs reprises. Le bonheur, que les philosophes stoïciens (de l’esclave Epictète à l’empereur Marc Aurèle) ramenaient au « bien être », à l’ataraxie, c’est-à-dire à l’absence de troubles, de passions et de souffrance, dans un monde dont le mouvement nous dépasse, suppose en effet que l’on soit en accord avec soi-même et avec le monde environnant. 

S’agissant du monde, Claude Tresmontant pensait que c’était une chose impossible : à partir du moment où l’on a reçu l’enseignement du Christ, le conflit avec le monde de la durée présente est inévitable, car ce monde est intrinsèquement criminel et hostile à cette parole, le monde veut nous soumettre, nous détourner de notre destinée surnaturelle, il veut nous laminer, nous abrutir, nous désespérer, nous rendre esclaves du soucis et de l’angoisse (ce que nous pouvons vérifier chaque jour en écoutant en flux tendu les « chaînes de l’info »). Dans sa vie, mon père était donc ouvertement en dissonance avec son temps, et il l’a prouvé dans ses textes les plus engagés, contre la torture, les bombardements, l’avortement et la déchristianisation de la France. Comment donc être « heureux » quand on est un combattant du Christ ? 

S’agissant du rapport à soi, même constat : le moi humain n’est pas terminé, l’humanité, qui est apparue hier à l’échelle du Cosmos, est encore à un stade embryonnaire, elle tâtonne, elle est en pleine crise de croissance, il est donc impossible d’aspirer au « bien être » et au « bonheur ». C’est un peu comme si on avait dit à l’homme de Neandertal, il y a 50 000 ans : « le but de ta vie est d’être heureux dans ta grotte, avec ton feu et ta peau d’ours… » Si l’on avait pensé cela, on n’aurait pas connu Bach et Mozart, on n’aurait pas inventé les grands vins de Bourgogne, Léonard de Vinci n’aurait pas peint la Joconde… 

Je conseille à tous les lecteurs de Claude Tresmontant de se procurer (chez les bouquinistes) un livre admirable mais hélas épuisé : Sciences de l’univers et problèmes métaphysiques paru aux éditions du Seuil en 1976. On trouvera ainsi dans son dernier chapitre quelques passages lumineux sur la manière dont le christianisme conçoit le bonheur. Je me permets de les recopier car ils n’ont rien perdu de leur force, au contraire, plus que jamais, cette pensée de Tresmontant heurte de plein fouet l’idéologie du bonheur à tout prix telle qu’elle existe aujourd’hui et qui nous accable en nous faisant croire que le bonheur est accessible et à portée de main :

 

« Le christianisme est une doctrine selon laquelle la création tout entière a un but, une finalité, et cette finalité n’est rien d’autre que la participation personnelle des êtres crées capables de cette destinée à la vie personnelle de Dieu. La finalité du christianisme est donc proprement surnaturelle. Si l’on oublie, ou bien si l’on méconnait cette finalité, toute la doctrine chrétienne devient inintelligible. Du point de vue du christianisme, l’Univers a pour but de permettre la genèse d’êtres capables de prendre part à la vie de l’Unique incréé. C’est son unique destination, et, selon le christianisme, l’homme n’a pas d’autre destinée, pas de destinée de rechange ou au rabais.

(…)

« Le christianisme n’a jamais prétendu que le but de la création était de nous installer confortablement sur cette planète, afin d’y vivre heureux le reste de nos jours, dans une petite maison avec un petit jardin. Le christianisme a toujours dit le contraire. Il n’y a pas de bonheur pour l’homme dans l’installation sur cette planète. Le seul bonheur pour l’homme, c’est la vie de Dieu communiquée à l’homme.

« Quand donc on oppose au christianisme que les choses ne vont pas bien sur la Terre, qu’on ne peut pas y vivre tranquille, qu’on n’est jamais sûr du lendemain, qu’il y a des voleurs, des maladies, que la rouille use les métaux et que le vers ronge nos provisions, on ne s’oppose pas au christianisme. On répète ce qu’il a dit avant nous, et on se trompe d’adresse. Car, encore une fois, le christianisme ne prétend pas qu’il faille s’installer ici pour y vivre bien tranquille. Il prétend au contraire qu’il ne faut surtout pas s’installer, et que le pire des maux c’est de tenter de s’installer, c’est-à-dire trouver la béatitude à moindre frais que ce qu’il propose, à savoir l’Absolu lui-même. »

 

Claude Tresmontant fait dans ce livre oublié une critique très forte des partis politiques que nous serions bien inspirés  de relire aujourd’hui. Car pour lui, tous nos partis politiques, de droite comme de gauche, ont pour dénominateur commun d’avoir cédé à la tentation du millénarisme, une doctrine médiévale condamnée par le christianisme selon laquelle le royaume de Dieu se trouvera un jour sur la Terre elle-même : « Le christianisme orthodoxe a expressément rejeté cette doctrine en affirmant par tous ses docteurs et ses saints que le royaume de Dieu c’est Dieu lui-même, la vie éternelle, c’est la vie de Dieu. »

Pour Claude Tresmontant, tous les partis politiques sont millénaristes au sens où ils prétendent apporter le bonheur à l’humanité.

La découverte récente par l’astrophysique, au début du XXe siècle, du fait que l’Univers dans sa totalité a commencé, qu’il s’use, qu’il vieillit et qu’il finira, est en soi une réfutation absolue de cette utopie millénariste : comment aspirer au bonheur sur la Terre sachant que notre planète et son soleil lui-même sont voués à disparaître dans quelques milliards d’années ?

Dans Problèmes de notre temps, Claude aborde cette question dans un article intitulé "Christianisme et politique" (page 561).

Voici ce qu'il écrit avec sa clarté habituelle :

 

"La politique porte sur la vie sociale, la vie économique des peuples, des nations. Elle porte donc sur quelque chose qui est essentiellement provisoire, provisoire comme l'Univers physique lui-même et comme notre minuscule système solaire, qui s'use et vieillit d'une manière irréversible. Toute politique qui prétend ou qui s'imagine qu'elle constitue le terme ultime de la destinée humaine, sa finalité ultime, son horizon indépassable, est donc foncièrement antichrétienne. Toute théorie politique qui borne l'horizon de la pensée et d l'action humaine à ce monde de la durée présente, ôlam ha-zeh, comme disaient les rabbins, est foncièrement opposée au monothéisme hébreu et chrétien. Toute politique qui laisse croire aux populations de la planète Terre que le but ultime de l'humanité c'est la société sans classe, ou le confort, ou la richesse, ou la domination d'un Etat, d'un Empire, d'une Nation, - toutes ces politiques sont foncièrement antichrétiennes, puisqu'elles excluent, elles éliminent, elles ignorent la finalité réelle de la Création. Elles occultent la finalité véritable et la dissimulent aux yeux des peuples de la Terre."

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