- Teilhard-Tresmontant : le voyant et le philosophe -
Par Emmanuel Tresmontant - Interview de Mercè Prats
Il y a peu d’exemples dans l’histoire de la pensée humaine d’une telle alchimie entre deux grands esprits : l’un étant le maître, l’autre le disciple ; l’un ayant servi d’étincelle et de germe fécondant à la pensée de l’autre… Paul Claudel avait parlé ainsi d’« influence séminale » au sujet de Rimbaud et du feu que celui-ci avait allumé dans son cœur et son imagination d’adolescent. « Influence séminale », c’est bien ce que la pensée de Teilhard a représenté pour le jeune Claude Tresmontant, quand celui-ci était étudiant, à la fin des années 1940.
Teilhard, pour le dire d’un mot, a vu quelque chose – quelque chose de fulgurant, que lui seul pouvait voir, et qui se retrouve d’ailleurs dans la beauté de son style. Tresmontant, lui, a reçu cette vision, il l’a assimilée, il se l’est incorporée et a su développer, 40 ans durant, sa propre philosophie et son propre langage. C’est cette vision transmise de l’un à l’autre que j’aimerais tenter de décrire et d’esquisser ici.
Aujourd’hui, Teilhard de Chardin revient sur le devant de la scène et fascine un nouveau public : la meilleure chose à faire, donc, pour comprendre sa pensée, c’est de relire Claude Tresmontant…
La sortie il y a quelques mois d’une nouvelle biographie de Teilhard de Chardin par l’historienne catalane Mercè Prats m’a donné envie d’écrire ce texte. On pourra ensuite lire avec profit l’entretien que j’ai eu avec elle.
Accusé par certains teilhardiens un peu rigides d’avoir « trahi » et osé critiquer le maître pour ses imprécisions philosophiques, Claude Tresmontant, il faut d’abord le dire hautement, a toujours admiré Teilhard qu’il a toujours reconnu comme l’un de ses trois uniques maîtres à penser, avec Maurice Blondel et Henri Bergson…
Sans Teilhard, Tresmontant n’aurait pas développé son œuvre comme il l’a fait d’une façon constante, de son premier livre paru 1953 à ses derniers écrits, peu avant sa mort, en 1996…
« Teilhard, me disait mon père, a vu cette chose prodigieuse, d’un intérêt extraordinaire, que Bergson avait aussi découverte au même moment : le fait que la Création n’est pas achevée… Nous sommes dans une Création qui n’est pas terminée. Teilhard est celui qui a ainsi permis de comprendre la signification du christianisme dans cette histoire de la Création. Pour lui, le christianisme a une portée cosmique, il a pour fonction de communiquer une information créatrice qui permet à l’homme-animal de devenir l’Homme véritable. »
Dans quelles circonstances cette rencontre et ce choc entre les deux hommes que 44 années séparaient s’est-elle passée ? Au sortir de la guerre. À l’époque, L’Être et le Néant de Sartre (publié en 1943) fait fureur… Sartre développe dans ce pavé de 692 pages une philosophie de l’absurde qu’il a trouvée chez Heidegger et qui, avouera-t-il plus tard, dans un entretien paru dans Le Nouvel Obs, en 1980, était dans l’air du temps… Car lui-même, au fond, ne croyait pas que la vie fût absurde ! Mais c’était l’atmosphère de l’époque : la vie n’a aucun sens, l’homme est en trop dans l’Univers.
Au même moment, le jeune Claude Tresmontant découvre les textes clandestins et cachés de Pierre Teilhard de Chardin (notamment Le Phénomène humain, écrit en 1938, mais qui ne sera édité qu’en 1955 après sa mort), qui affirment exactement le point de vue inverse : l’homme est un point d’aboutissement, le résultat d’une immense histoire cosmique…
C’est peu de dire que, 80 ans après, la pensée de Sartre est tombée dans les oubliettes de l’histoire alors que celle de Teilhard revient, plus brillante que jamais !
Tresmontant l’écrit ainsi : « Teilhard, en étudiant la place de l’Homme dans la nature, découvre, contre Sartre et Heidegger, que l’Homme n’est pas plus tombé dans le monde que la pomme n’est tombée dans le pommier… L’homme n’est pas un être tombé dans le monde, il est le résultat ultime d’un long travail cosmique, physique et biologique qui se poursuit depuis 14 milliards d’années. »
Le mérite de Teilhard, selon Tresmontant, est ainsi d’avoir pensé le premier la place du « phénomène humain » dans l’Univers, comme le ferait un naturaliste qui regarde l’ensemble, le tout, dans son histoire, son évolution. De fait, pour Tresmontant, Teilhard a été l’un des premiers à comprendre, dès le début du XXe siècle, que toute l’histoire naturelle des espèces vivantes se caractérise par la genèse de systèmes biologiques et nerveux de plus en plus complexes. Au cours du temps cosmique, l’encéphale se développe, croît, augmente. On assiste à une montée irréversible et constante du psychisme… Le psychisme humain est le fruit du développement du système nerveux, sur des milliards d’années. Il y a donc bien un sens, qui n’est pas absurde…
Teilhard s’est aussi efforcé de comprendre la signification du « péché originel » à la lumière de cette histoire cosmique…
Mais le vrai choc survient après 1945, quand on découvre l’horreur des camps de concentration. Pour le jeune Claude Tresmontant, cette vision de l’enfer sur Terre est la preuve que l’espèce humaine est devenue criminelle, monstrueuse et irrémédiablement « détraquée »… Il fait alors part de son désespoir à Teilhard qui lui répond avec douceur ceci (ces propos m’ont été racontés oralement par mon père) : « Ne dites pas ça, Tresmontant. L’espèce humaine n’est pas détraquée, elle est encore à un stade embryonnaire, elle n’a pas fini son évolution, elle n’a pas atteint l’âge adulte, elle est en crise de croissance… La vérité est que nous ne sommes pas dans un Cosmos fixe et éternel (au sens où l’imaginaient les Grecs), mais dans une Cosmogenèse. Et l’humanité elle aussi est aussi en genèse : il faut regarder l’avenir. »
On est donc confronté là à ce que l’on pourrait appeler l’optimisme de Teilhard de Chardin, sa foi en l’avenir.
Toujours est-il que ces paroles ont exercé un impact gigantesque sur la pensée de mon père. C’est grâce à Teilhard, ainsi, que Tresmontant a pu penser la place du Christ dans l’histoire de l’Univers, comme l’avait pensé bien avant lui Duns Scot en 1308, pour qui le Christ est le premier voulu et a pour raison d’être non pas seulement la réparation de l’humanité criminelle (ce que croyait saint Augustin) mais son achèvement. Le Christ est donc le « Point Omega », la finalité de la Création, celui par lequel l’espèce humaine pourra atteindre son achèvement.
À la fin de son Introduction à la pensée de Teilhard de Chardin (publié en 1956), Claude Tresmontant écrit cette magnifique phrase :
« L’esprit qui anime l’œuvre de Teilhard, c’est l’amour du Christ vivant, vers qui toute la Création soupire, et en qui elle va trouver son achèvement et sa consistance, c’est l’adoration par toute la Création que la science nous découvre chaque jour avantage. “Tu aimeras ton Dieu de toute ta force, de toute ton âme, de toute ton intelligence” : Teilhard a su faire contribuer sa science à son amour et à son adoration. »
INTERVIEW DE MERCE PRATS, BIOGRAPHE DE TEILHARD DE CHARDIN
PAR EMMANUEL TRESMONTANT
« Mon meilleur copain, c’est Teilhard de Chardin » (Dalida)
Dans son livre (Pierre Teilhard de Chardin, biographie), publié en août 2023, Mercè Prats dresse un portrait rigoureux (presque au jour le jour, de sa naissance en Auvergne le 1er mai 1881, à sa mort à New York, le 10 avril 1955, jour de Pâques) de ce jésuite hors norme dont on découvre avec stupéfaction qu’il aimait la vie et l’Univers dans toutes ses dimensions… Femme sensible et d’une honnêteté intellectuelle scrupuleuse, Mercè a bien voulu répondre à mes questions. Je l’en remercie et espère que son interview vous donnera envie de lire son livre qui se dévore comme un roman…
Combien de temps avez-vous consacré à l'écriture de cette biographie et quelle a été votre méthode ?
Le livre en tant que tel a été écrit rapidement, en quelques mois, mais il est le fruit de recherches qui m’occupent depuis une dizaine d’années. Écrire une biographie est toujours un pari, et écrire celle de Teilhard de Chardin l’est encore plus car son parcours terrestre fut extrêmement riche ! Teilhard est le jésuite le plus célèbre du XXe siècle, mais on a du mal à le situer dans son temps. Sa mémoire est encombrée par le phénomène de mode qui survient au lendemain de sa mort : il suscite un engouement planétaire ! Il m’a donc fallu creuser longuement avant de mettre au jour le personnage « authentique », enfoui qu’il était sous les strates de commentaires qui se superposent depuis des décennies. Dans cette biographie, j’ai laissé ainsi de côté les paillettes de Dalida (qui était une grande lectrice de Teilhard), le succès de son œuvre, ses détracteurs… Je me suis limitée à la vie de Teilhard de Chardin, à ses aventures… Mon récit se déroule suivant l’ordre chronologique. Le lecteur partage ainsi les incertitudes du personnage, ses attentes… Je n’anticipe pas. Ce fil chronologique rigoureux m’a permis d’éviter l’hagiographie : pas de destinée, de chemin tracé par la providence ! À chaque instant, tout est encore possible. Enfin, j’ai voulu expliquer la place que ses écrits prennent dans son parcours, sans les commenter, afin de ne pas perdre le fil du récit historique et ne pas tomber dans le péché de « teilhardisme ».
Avez-vous fait des découvertes ? Avez-vous pu accéder à des archives inédites ?
Oui, car sans éléments nouveaux à apporter, ce livre n’aurait pas de raison d’être ! J’ai pu accéder à de nombreux documents, à des lettres dans lesquelles il s’exprime à cœur ouvert… L’ouverture des archives romaines, notamment, a été un évènement pour les chercheurs. En mars 2020, le pape François annonce la possibilité de consulter le fonds Pie XII. Les archives jésuites s’alignent et ouvrent à leur tour la consultation des archives de la même période : 1939-1958. La joie a été de courte durée puisque, quelques jours après l’annonce, le monde entier a été confiné. Il a fallu attendre puis prendre sa place ensuite dans de longues listes d’attente. Ce n’est qu’en novembre 2021 que je suis parvenue à accéder à ce que Teilhard nommait « [s]on casier judiciaire »… Le matin, j’allais au palais du Saint-Office, de 9 heures à 13 heures J’enchaînais avec les archives de la Compagnie de Jésus, 250 mètres plus loin, de 13 heures à 16 heures Il fallait lire vite, trier parmi des centaines de documents en français ou en italien, en latin pour la plupart ! À côté de ces documents exceptionnels, la correspondance a été l’une des principales sources. Teilhard fut un formidable épistolier, un grand voyageur toujours en mouvement… Quand on lit ses lettres, la question est toujours : « Où est Teilhard ? » Sa correspondance permet de le suivre en Chine, en Birmanie, à Paris, aux États-Unis…
Aujourd’hui, peut-on dire qu’il y a un regain d’intérêt pour ce penseur ?
Après une longue éclipse, on se réclame à nouveau de Teilhard de Chardin ! Son œuvre connaît aujourd’hui différentes lectures, parfois aux antipodes de celles qui ont été faites au cours des « Trente glorieuses ». Si on avait apprécié Le Phénomène humain en son temps par l’exaltation qu’il faisait de l’Homme, « axe et flèche de l’évolution », on minimise aujourd’hui cet anthropocentrisme et on met en avant le Teilhard auteur de « la place de l’Homme dans la Nature ». Certains y puisent une inspirante christologie, d’autres en font une lecture athée. Le pape François le cite dans l’encyclique Laudato si’, en 2015, pendant que, en 2022, lors de la campagne présidentielle, le candidat du parti La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, est fier d’annoncer à la télévision que la lecture de Teilhard lui a permis de « transiter facilement vers la philosophie matérialiste »…
En dehors des clivages d’opinion, Teilhard de Chardin personnifie le fait que l’on peut être un grand savant (c’est lui a découvert le paléolithique en Chine) et un chrétien passionné, certain du fait que le divin est au cœur de la matière et de l’Univers… À ce titre, un centre Teilhard de Chardin a ouvert ses portes sur le plateau de Saclay, au cœur de la Silicon Valley à la française qui se profile au sud de Paris ! Le projet reprend les « Chantiers du Cardinal », inaugurés par Mgr Verdier dans l’entre-deux-guerres dans l’espoir de voir le Christ trouver une place dans la banlieue…
Qu’est-ce qui vous a le plus fascinée dans la vie de Teilhard ?
Sa détermination dans l’accomplissement de l’objectif qu’il se fixe, armé de son sourire. « La douceur est la première des vertus parmi celles qui se voient », écrit-il à sa cousine Marguerite Teillard-Chambon durant la Grande Guerre. Sa sympathie lui a permis de ne pas se retrouver enfermé dans une sombre niche. Au lieu de cela, il parcourt le monde et vit une vie pleine d’aventures.
Vous montrez que c’était un homme d’action, un homme courageux physiquement (il s’est comporté en héros pendant la guerre de 1914-1918), un aventurier, un explorateur (il est parti plus de dix fois en Chine où il se déplaçait à cheval dans les montagnes), mais aussi un homme qui ne détestait pas les mondanités, un homme élégant qui aimait se faire photographier aux studios Harcourt et qui, surtout, exerçait une vraie séduction sur les femmes…
Dès 1916, dans La Vie cosmique, Teilhard annonce ce qui sera le leitmotiv de son œuvre : « Voilà la parole que je désire par-dessus tout faire entendre : celle de la réconciliation de Dieu et du Monde. » Il l’annonce et il le vit. Cette manière de s’immerger dans le monde a conduit la philosophe Édith de La Héronnière à forger l’expression de « mystique de la traversée », le monde n’étant pas à contourner mais à traverser. Ceux qui l’ont connu se souviennent de la profondeur de son regard, de sa voix et de son allure de gentleman. Il séduisait ses interlocuteurs – y compris des contradicteurs qu’il croise à Rome dans les couloirs – par une forme de grandeur, en un mot, par son charisme… Sur le front, il aurait voulu se battre alors qu’il était brancardier. Dans les salons, il partage les mondanités. C’est sa manière d’entendre la spiritualité jésuite : amour du monde, sans contradiction avec amour de Dieu.
Sur le chapitre des femmes, votre livre nous apprend que le féminin a joué un rôle capital dans sa vie. À chaque moment important, il y a une femme… C’est exact ?
Oui, cela n’a rien d’étonnant. Il ne vivait pas cloîtré. Mais une femme par chapitre, ce n’est pas exact. Dans le premier chapitre, j’en vois trois : sa mère, sa sœur Marguerite-Marie, sa cousine Marguerite. Dans les chapitres suivants, ce n’est pas systématique mais, oui, il croise de grandes figures intellectuelles comme Ida Treat, chercheuse au Muséum national d’histoire naturelle, ou Léontine Zanta, première femme à obtenir un doctorat en philosophie en France. Lucile Swan le soutient pendant la période d’enfermement en Chine et Rhoda de Terra joue le rôle de gouvernante dans ses dernières années. C’est une épineuse question, non pas par rapport à ce que Teilhard vit mais par rapport à ce que les lecteurs comprennent. Je suis étonnée de voir à quel point la question de savoir s’il a respecté ou pas son vœu de chasteté intéresse. Les amis de Teilhard m’ont demandé de préciser dans mon livre qu’il l’avait respecté ; les contradicteurs se réjouissent de voir que je ne l’ai pas fait. Ce n’est pas la question qui tracasse le plus Teilhard lui-même. En 1933, il décrit sa vision, celle d’« un homme et une femme qui ne s’appuient l’un sur l’autre que pour avancer » et ajoute : « Un des rêves de ma vie. »
Vous rappelez que l’encyclique Humani generis a été écrite le 12 août 1950 contre l’influence de Teilhard, ce qui prouve l’extraordinaire influence de sa pensée à l’époque, alors que ses livres étaient toujours interdits de publication et circulaient sous le boisseau…
J’explique cet épisode dans mon livre avec tous les détails nécessaires et j’y reviens plus précisément dans un article qui est sur le point d’être publié par l’université de Venise. Je vais tenter d’y répondre rapidement, au risque de simplifier à outrance. L’encyclique Humani generis ressemble fort à un règlement de comptes entre jésuites romains et jésuites français, dont Teilhard fait partie. Le texte prend forme progressivement, y compris son titre : Gallia dans un premier temps – la Gaule (la France était alors perçue comme l’ennemie, le foyer de l’athéisme). Il n’y a que les archives qui permettent de savoir qui était visé : Henri de Lubac, Pierre Teilhard de Chardin, Yves de Montcheuil, Henri Bouillard – tous des jésuites français. Au dernier moment, le pape demande que les noms soient retirés, ce qui revient à donner un caractère international à l’encyclique et à ne pas incriminer la France. Le ministère des Affaires étrangères était intervenu à ce sujet en 1948.
Voir l'article : La Question de l'Incarnation, par Jérémy-Marie Pichon